Mohamed ordonnait bien son jardin : carrés longs et peu larges de carottes, navets, radis, poireaux, courgettes, orge. Il en avait arrosé la moitié de la superficie en deux heures, boucha le dernier carré et repartit en amont fermer l’amenée de l’eau. De retour, il récolta pendant un bon moment des légumes, qu’il lava méticuleusement à la seguia, en coupa le surplus d’herbes, en fit des bouquets de même volume, sans pesage, juste au coup d’œil, en emplit son sac qu’il affréta sur son âne sur lequel il monta lui-même et prit la direction du village, en empruntant la voie bourbeuse de l’oued, qui au cours des crues furieuses, avait tracé un curieux lit : il s’élargissait à mesure qu’il descendait sur une basse profondeur, puis il se heurtait de front à une haute falaise au nord et dévorait la terre au sud, puis il défilait en creusant et en se rétrécissant, toujours emprisonné par la même falaise qui va mourir à proximité du pont pour laisser surgir soudain son confluent et ainsi former une menace sérieuse des inondations violentes et impressionnantes.
La traversée était assez ennuyeuse pour lui : car il contournait un nid de roseaux, un nid de lauriers sauvages, une marre d’eau, d’énormes galets. Pour un promeneur, c’était romantique de patauger un peu dans la boue, sécher ses chaussures sur du sable doré, écouter le gazouillis ininterrompu, voir son visage sur une flaque d’eau limpide, couper un rameau de dattier de chine, contempler les sautillements d’une grenouille, en entendre les coassements, écouter les flagorneries des fellahs sur les deux rives, en croiser quelques uns empressés. Mohammed était surtout un homme tranquille, jamais en course pour quoi que ce soit, jamais passionnément affairé. Il appartenait à cette catégorie d’individus qui donnent le temps au temps. Ses activités restreintes lui engendraient un vide immense qu’il ne savait comment meubler. Cependant, il n’en éprouvait aucun ennui et ne rêvassait jamais.
Il longea enfin la dernière exploitation agricole où mourait la falaise médiane entre l’oued et son confluent : elle était abritée sur les deux rives par de hauts cyprès qui la cachaient, louée par un Français qui faisait l’élevage porcin pour l’approvisionnement en charcuterie du régiment de légionnaires cantonné dans la caserne qui surplombait la rive Nord du cours d’eau, témoin de la conquête du village en 1881. Quelques pas plus loin, il monta et laissa à sa gauche le Parc à fourrages de l’armée et la rue de France, s’engagea dans la voie asphaltée qui menait au souk, dépassa le boulodrome, arriva au bouquet de tamarix qui symbolisait l’aire de vente des fruits et légumes, attacha son bourricot à un arbre, endossa son sac et alla se ranger sur une petite place. Là, il étala des poireaux, des radis, des carottes, des oignons, du persil, puis il dit : « O donateur de bienfaits, sois généreux ! ».