Le lendemain, au début du jour, Hamza allait à cheval, vers le douar de hadj Kadda, où il n’avait pas remis les pieds depuis le mariage de sa sœur. Au-delà du mont Gountas, la plaine était immense, broussailleuse, hérissée de buttes et se confondait, à l’horizon, avec le ciel bleu, ponctué de taches grisâtres. Le soleil surgissait timidement de son antre ; il était beau, drapé de couleurs magnifiques. Un lièvre, visiblement heureux, semblait jouer avec engouement, sautait d’un fourré à un autre, et vagissait de temps en temps. Soudain, un sifflement d’aigle le terrorisa et il resta, cloîtré sur lui-même, puis il se lança dans une course folle, en tournant dans tous les sens pour échapper à la mort. Cependant, le rapace l’arracha à la vie, en une fraction de seconde, l’emporta dans ses griffes et s’éloigna vers la montagne.
Il n’avait pas revu Zahra depuis presque deux années qui créèrent en lui un profond sentiment de nostalgie. Elle lui manquait énormément et il n’avait guère voulu attendre qu’elle vînt à la maison familiale. C’était plus commode de lui rendre visite que d’attendre une quelconque opportunité. De plus, il accomplissait un devoir sacré et il avait même acheté des cadeaux pour la mère et son nourrisson. Il imaginait difficilement sa petite sœur, maîtresse de logis, mère d’un bébé de huit mois. Ses talents équestres étaient accomplis depuis longtemps et il chevauchait sans éprouver de vanité, en ressentait un immense plaisir et ne cherchait plus à s’identifier à un quelconque cavalier. Il l’était, fort et confiant en soi-même et en portait l’habit traditionnel qui lui seyait à merveille : un fin burnous et un turban léger qui lui donnaient un grand air respectable.
A mesure qu’il avançait vers le sud, le bled sortait de sa solitude et des hommes passaient à pied ou sur une monture et l’on distinguait de proche en proche des troupeaux de moutons, des volutes de fumée monter en spirales, isolées les unes aux autres. Les chemins étroits et foncés à la longue se ressemblaient, se multipliaient, se croisaient, déboussolaient les quidams. Hamza empruntait les uns, contournait les autres, guidé par la grande colline, située à l’est, qui délimitait le territoire du douar de hadj Kadda.
Il arriva à destination dans la matinée et s’arrêta en gentlemen, loin du campement, en dehors de l’enceinte, frontière réputée sacrée en milieu bédouin et que rien ne matérialisait. Les chiens, qui se terraient paresseusement en faisant mine de roupiller, accoururent et s’immobilisèrent au devant du cavalier qui n’avança point. Ils étaient déchaînés et jappaient furieusement, grattaient le sol avec leurs pattes antérieures, simulaient de bondir, résolus à le déchiqueter. Un jeune homme sortit aussitôt de la grande tente et s’écria : « Qui est là ? » Hamza déclina son identité et le jeune homme, le mari de Zahra, rappela les six cerbères à leurs piquets et alla à la rencontre de Hamza qui descendit de sa monture promptement. Les retrouvailles furent particulièrement émouvantes, illustrées par de vives accolades.
Hamza emmena son cheval, l’attacha à un arbrisseau, le délesta de la selle qu’il emporta avec son menu bagage. Il fut reçu dans la grande tente. Elle était jolie, suspendue par des colonnes en bois, basses aux extrémités et ses poils marron et beiges scintillaient. Ses pans étaient relevés et une brise légère soufflait de partout. Elle était tapissée de couvertures légères en laine rasée de couleurs multiples et des poufs en cuir gisaient hasardeusement sur les côtés. Quelques hommes, dont hadj Kadda, se régalaient en fromage frais, encore tiède, servi en boules tendres dans des assiettes creuses. Par bienséance, ils posèrent leurs cuillères, s’essuyèrent les lèvres, se levèrent et embrassèrent le visiteur, puis, ils le convièrent à se joindre à eux. L’accueil était empreint de courtoisie et d’estime dus aux gens de grande famille. Sans perdre un instant, hadj Kadda dépêcha un de ses fils pour égorger et rôtir un mouton en l’honneur de leur hôte, comme il est de coutume en milieu bédouin.
Hamza avait l’estomac creux et il se restaura avec appétit, sans se gêner nullement, la timidité étant mal pressentie en matière d’hospitalité. Il était revitalisé et n’éprouvait plus de fatigue due au voyage : son visage s’était coloré d’embonpoint et la saveur exquise des aliments lui restait dans le palais. On lui offrit du thé. Hadj Kadda se mit en devoir de bavarder avec lui. En affichant un grand sourire, il lui fit remarquer qu’il avait grandi depuis leur dernière rencontre qui remontait à plus de trois ans, puis il lui demanda s’il avait appris à tirer au fusil. Hamza hésita de répondre, ses performances en art martial n’étaient pas encore accomplies. Il dit que ses études ne lui laissaient guère le loisir, avant d’ajouter qu’il préférait apprendre jouer au fusil de chasse, qu’au fusil de fantasia. Sa réponse rehaussa son prestige vis-à-vis de son interlocuteur qui, le moment de stupeur passé, proposa de lui enseigner cet art, en quelques jours seulement. Hamza, qui n’en attendait pas moins, répondit qu’il en serait fort heureux
-Tu seras bien servi, dit hadj Kadda. C’est le moment d’aller voir ton petit neveu et sa mère. Nous commencerons les exercices, juste après. Ne t’attarde pas trop ; moi-même, mes mains me démangent. A tout de suite.
Hamza remit à son beau-frère des cadeaux pour la famille et le pria de l’accompagner pour voir sa sœur. Les deux jeunes gens sortirent et non loin de là, les bûches pour le rôti brûlaient et quelqu’un oignait la carcasse avec une addition de beurre et de safran. Ils passèrent directement au quartier des femmes, toutes occupées aux travaux domestiques. Elles s’arrangèrent les cheveux et les robes, puis vinrent gaiement saluer le visiteur, toutes coiffées de foulards. Elles l’assommèrent de questions sur la santé de leurs consœurs, par une manière extraordinairement émouvante, sublime sentiment fraternel de la condition féminine. Deux jeunes filles, pourtant, conservaient une attitude réservée, plutôt timide, se sentant en présence d’un homme, mari potentiel. Car, leurs mamans faisaient constamment des allusions au mariage et leur disaient qu’elles étaient le jardin de la vie, à cultiver tôt.
Quelques instants passèrent dans une bruyante animation et Hamza resta enfin seul avec sa sœur qui attendait ce moment avec une terrible impatience. Elle ne l’avait pas revu depuis plus d’une année et succomba vite à l’épreuve douloureuse de la nostalgie. L’anxiété l’étreignait et elle ne put prononcer aucun mot. Son visage s’était embruni et de chaudes larmes roulèrent sur ses joues qu’elle essuya lentement, en préservant de la dignité. Elle n’était pas encore la femme accomplie qui assumait pleinement son devoir maternel et quelque chose subsistait en elle de la jeune fille qui éprouvait le besoin de sommeiller dans le giron de sa grand-mère. Elle considérait son rejeton, comme un don précoce du ciel et subissait la couche de son mari, sans passion, ni plaisir. Son frère en fut à son tour mal à l’aise et lui demanda si elle était malheureuse. Elle répondit par un non évasif et ajouta qu’elle ne parvenait pas à se faire à son nouveau statut familial.
- Enfin, petite sœur, j’aime mieux cela, dit Hamza. J’ai horreur de voir les gens pleurer. Cela me bouleverse.
- Petit frère, tu m’as terriblement manqué et je n’ai pu guère retenir mes larmes et l’ambiance douillette de ma famille me tient toujours à cœur. Mes parents viennent de temps à autre et ma grand-mère, jamais. Elle m’inquiète, car sa santé périclite affreusement. Peux-tu demander à mon beau père de me laisser partir avec toi pour passer quelques jours avec eux ?