Dans la rue, Hamza marchait, telle une ombre fugitive, quasiment inconscient de ce qui se passait, dans l’impossibilité d’assimiler cette évolution politique qui ne présageait que des malheurs pour son peuple. Il en voulait au parti colonial, il en voulait à la France. Pourquoi la France avait-elle abandonné ses musulmans français, comme elle le prétendait dans ses lois, alors qu’ils étaient de simples indigènes soumis à la loi, non protégés par la loi. La France les abandonnait aux appétits voraces des colons, à leurs arrogances, à leurs exactions, vexations de tous genres et oppressions. Jamais nation n’a été aussi avilie que cette Algérie meurtrie, tyrannisée, qui ne parvenait pas à se relever d’elle-même pour faire la joie de ses fils authentiques, vertueux et honnêtes, engagés à fond dans son amour. Ses propres fils la violaient tous les jours, tels ce caïd et ces tirailleurs qui croyaient que vraiment la France était leur mère.
Jamais le deuil et la joie ne s’étaient côtoyés de façon aussi apparente en pleine rue : la fête des colons arrosée à grands flots de vin, le noir abattement des indigènes sous leurs blancs burnous. Il était aussi pire lorsque venaient à se croiser les regards des antagonistes. Ils disaient long, ils exprimaient long : l’arrogance et la jouissance sadique d’un côté, de l’autre, le feu de la vengeance qui dévorait les âmes. Là, la France avait échoué dans la dimension de fraternité qu’elle osait enseigner aux autres. Elle avait échoué à semer les grains de l’amour entre les gens. Elle avait tant opprimé ses sujets que le feu immense des vengeances couvait.
Hamza avait mal, sa colère tenait à un moindre regard équivoque, à la moindre ironie. Il maitrisait difficilement ses nerfs et évitait de croiser les gens, coupables ou victimes. Pour l’instant, il ne raisonnait même pas. On dirait qu’il avait mu en homme préhistorique à deux fonctions vitales : chasser, manger. Des colons l’interpellaient dans la rue, mus d’une joie excentrique. Il ne les entendait pas. Les indigènes le saluaient par courtoisie de circonstance. Son ouïe n’en percevait aucun son. Il était littéralement dans un état second, tant le choc avait quelque chose de sismique. Où allait-il ? Le savait-il lui-même en ces instants d’incertitude ?
Il marchait au hasard, ne sachant nullement où il allait. Il la vit ! Il la vit, comme une apparition surnaturelle qui lui parlait, le toucher. Peu à peu, il s’habituait à cette vision merveilleuse, féerique. Il la suivait des yeux, puis ses pensées prenaient imperceptiblement de l’ordre, son cœur commença à battre à son rythme normal. Alors, il sortit de sa torpeur, son cerveau se mit à fonctionner de nouveau. Puis, il s’écria de toutes ses forces : Pauline. Elle s’arrêta, se retourna, resta immobile. Sa surprise était faite d’éblouissement et d’émerveillement, comme le soleil qui apparaitrait soudain dans la nuit. Elle ne croyait plus au retour de son amour et elle en était si heureuse. Il alla vers elle, sans gambader, ni courir, mais au pas d’un seigneur sûr de retrouver celle qui l’aimait. « Allons au jardin public, dit-il ».
Ils se tenaient par les bras, souriants et allègres, légers comme des feuilles de printemps, pleine de vie et de sève. Ils marchaient comme des anges, à la félicité divine, comblés par la grâce de dieu. Au jardin public, les roses épanouies leur souriaient, dansaient pour eux, au souffle de la brise légère du matin, les conviaient à l’amour éternel, les encensaient de leurs parfums enivrants. Sur leur banc d’accueil, ils s’oubliaient dans la douceur du moment qu’ils espéraient ne jamais s’achever. Pris dans l’enchantement, ils voyageaient dans les espaces aériens. Ils étaient heureux, s’aimaient seulement des yeux. Elle lui caressait les cheveux, Il la tenait par la hanche. Il ne voulait pas la posséder, fidèle au serment qu’il s’était donné pour lui éviter des illusions douloureuses. Elle ne le tentait pas par respect à ce pacte auquel elle n’avait pas souscrit. Ils restèrent ainsi plus de deux heures en espérant d’autres moments similaires. Mais se reproduiraient-ils ces moments ? Ils n’en savaient rien. Ils s’en allèrent et chacun prit la voie de son destin.
Il fallait ce miracle de l’amour pour opérer la mue certaine dans l’état d’abattement dans lequel se trouvait momentanément Hamza et nul ne pouvait prédire combien celui-ci pourrait-il durer. Le jeune homme reprit vite ses esprits. Il était de nouveau maitre de sa boussole. Il partait droit devant son objectif, conférer avec ses compagnons, mettre au point ce qui ne l’avait pas été, fixer la date de la confrontation armée. Son courage n’avait nullement failli, sa volonté était de fer. Sur le plan du mental, il était ce guerrier intrépide. Il souriait à cette pensée. Il manquait d’expérience. Il ne savait pas que la guerre réservait les plus sinistres surprises qui n’étaient jamais du goût du soldat.