Isabelle Eberhardt ; Ahmed Bencherif

1. Premiers biographes à parler de l’espionnage 

    Cette question est relativement récente puisque la première à la poser est Cecily Mackworth dans The Destiny of Isabelle Eberhardt (1951) qui ne sera lu du public francophone que par la traduction d’André Lebois, intitulé Le Destion d’Isabelle Eberhardt (1953), donc presque cinquante ans après sa mort. Ainsi, Mackworth déclare d’une façon dubitative: « Bien qu’aucun document ne l’atteste, on peut supposer que Lyautey avait engagé Isabelle pour effectuer un travail de reconnaissance. »  (P. 257). Que vaut pareille supposition face à une analyse critique ?  Cela n’a strictement aucun poids. Dans la vie de quelqu’un on peut supposer quantité d’éventualités. Cela n’est pas un fait avéré. Donc les premiers biographes, Victor Barrucand, René-Louis Doyon et Raoul Stephan ne se pensaient pas à cette question puisqu’il n’y avait aucun élément qui l’induisait. Ce premier élément est important : ce soi-disant rôle d’espion n’est corro-boré par aucun document. On a posé cette  question à André Le Révérend, le meilleur connaisseur de Lyautey qui a lu et parcouru toutes les archives, même les privées, concernant ce personnage, et il a ré-pondu que, dans tous les documents concernant le célèbre maréchal, il n’a pas rencontré la moindre allu-sion à ce supposé rôle ³.

    Le second biographe, qui a repris cette thèse est Françoise d’Eaubonne dans La Couronne de sable, Vie d’Isabelle Eberhardt, en 1968 qui a parlé « de collaboration étonnante ». Mais toujours appuyée par aucun indice concret. Par ailleurs, sa biographie est entachée d’erreurs, d’approximations, d’une culture historique superficielle, qu’on ne peut lui faire confiance. Elle était trop sensible au sentionnel. Puis c’est Annette Koback dans Isabelle, the live of Isabelle Eberhardt, 1988, traduit en français sous le titre Isabelle Eberhardt, Vie et mort d’une Rebelle, la même année. Cet ouvrage se distingue aussi par une méconnaissance de l’histoire et est également enclin au sensationnel. Ces trois biographes ajoutent qu’I-sabelle Eberhardt avait été chargée de pressentir les opinions du cheikh de Kenadsa envers les Français.  Mais tous ignoraient que les relations entre les deux parties étaient fort anciennes et remontaient à 1870, lors de l’expédition du général de Wimpffen sur le Guir et que, pour collecter la ziarate auprès des affiliés de la zianïya des Hauts Plateaux,  celle-ci  était obligée de demander l’autorisation aux autorités colo-niales, au moins depuis la fin des années 1850 : ce qui était souvent l’objet d’un refus qui semblait plus ou moins arbitraire. De plus, ils ignorent également que Lyautey avait personnellement rencontré le cheikh Sidi Brahim, le 25 avril 1904 dans sa zaouïa, donc avant la venue de l’écrivaine à Kenadsa. Pour tous ceux qui ont une culture historique profonde, la fragilité de pareilles assertions est évidente. Il suffit de lire  l’"aperçu sur la situation de la frontière de la subdivision d’Aïn Sefra" (daté de fin novembre 1903 et de 13 p. ½)  que Lyautey a adressé à son ancien supérieur, le général Galliéni ?, pour comprendre que celui-là était particulièrement bien informé et qu’il n’avait besoin d’aucune aide de l’écrivaine pour connaître les tenants et les aboutissants de la situation dans la région de Bechar qui est occupée durant le quatrième trimestre : Bechar est officiellement occupé le 13 novembre, sous le dénominatif de Colomb-Bechar. Nous avons montré que, grâce à l’interview de l’ancien cheikh de Kenadsa, Sidi Abderrahmane, Lyautey était particulièrement bien informé sur la situation de la zaouïya.  Dans une lettre de novembre 1903, celui-ci parle du séjour de Sidi Brahim au Tafilalet alors que le cheikh n’avait été que jusqu’au Meski, près de l’oued Guir (à une quarantaine de kilomètres à l’ouest) et était revenu à Kenadsa, suite à la députation d’une délégation d’habitants qui le supplièrent de revenir. Tous ces biographes font preuve d’indigence à propos de leurs connaissances historiques et il est facile de démontrer l’absence de véracité de leur thèse, née de leur imagination et ne reposant sur aucun document.

    Notons qu’aucun spécialiste de la littérature coloniale ou maghrébine n’aborde ce thème. Ils savent bien que cela n’est pas fondé. Ainsi Jacqueline Arnaud déclare : «  […] Isabelle Eberhardt […] a fait de sa courte vie vagabonde à travers l’espace maghrébin, de Tunis à Figuig, le symbole d’une assimilation à l’envers, en haine de la « civilisation » dans ce qu’elle a de répressif, par goût de l’indépendance et du nomadisme.  Sa curiosité,  son admiration,  sa compassion ou sa sympathie, sont pure ouverture à l’autre,

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1. Une colonie d’enfer, éd. Internationale, 1905, rééditée par Clotilde Chauvin, éd. Libertaires, 2007.

2. Isabelle Eberhardt et l’Algérie, Barzakh, 2005, rééd. sous titre Le Destin d’Isabelle Eberhardt en Algérie, éd. Dalimen, 2013.

3. Information orale donnée par J. Déjeux que j’ai recueullie.

4. Cf. Hubert Lyautey, Vers le Maroc Lettres du Sud-Oranais, Armand Colin, 1927,  rééd. Imprimerie nationale éditeurs, 1986 ;

Voir plus particulièrement : lettre au général Galliéni du 14 novembre 1903, pp. 12 – 28.

                                                                                                                                                                      II

sans arrière-pensée de le convertir à ses propres valeurs. C’est pourquoi il paraît absurde de faire d’Isa-belle un agent de la colonisation, sous prétexte qu’elle a un temps été utilisée par Lyautey, aux confins algéro-marocains, comme interprète, suivant la troupe en qualité de correspondant de presse. » Encore que nous ne connaissons aucun élément qui puisse accréditer ce rôle d’interprète. Edmonde Charles-Roux, auteur d’une biographie monumentale, est convaincue de l’absence d’un tel rôle.

 Dr Mohamed Rochd

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