Les moissonneurs, qui revinrent de An-Diss, source toute proche, où ils s’étaient rafraîchis et débarbouillés, s’étaient réunis au petit bois de pistachiers. Epuisés et crevés de faim, ils attendaient silencieusement qu’on leur servît à manger, le précédent repas ayant été servi depuis plus de cinq heures. Il y’en avait une centaine de personnes répartis en groupe. Leur misère n’était pas à dire : ils ne portaient pas de haillons, mais des vêtements qui avaient tellement vieilli qu’ils pouvaient craquer à chaque mouvement brusque et dont la couleur originale disparut totalement. Certains gisaient comme morts, couchés sur le sol, d’autres faisaient beaucoup d’efforts pour rester assis, les jambes croisées qu’ils allongeaient par intermittence. Certains étaient corpulents, d’autres plus tôt maigres. Mais ils étaient tous vigoureux, formés aux travaux rudes depuis leur enfance, accommodés aux privations depuis leur premier age. Le soleil qui basculait à l’ouest tapait fort et dégageait une chaleur torride qui provoquait une lourdeur insupportable et annonçait une fin de journée difficile dans les champs.
De jeunes gens revenaient des foyers et ramenaient de la nourriture. La foule qui les attendait sur un brasier ardent ne fut que trop heureuse. Elle se forma vite en groupes de six et chacun reçut un plat de couscous, grassement garni de viande et de piments piquants que lorgnaient les laborieux moissonneurs avec une folle envie. La bonne nourriture les faisait baver, souffrant d’une dénutrition longue et affreuse. Ce repas, somme toute ordinaire en Afrique du Nord, était pour eux un luxe dont ils entendaient seulement parler par les autres. Les roulants en étaient les plus affectés, car ils mangeaient à satiété de saison en saison pendant les journées de moissons, hibernants malgré eux comme des ours polaires. Ils laissaient femmes et enfants, sillonnaient les plaines et parcouraient des centaines de kilomètres, d’où leur surnom. Ils étaient coupés de l’espèce humaine et on ne pouvait rien leur reprocher. Ils n’étaient pas comme nous, mais bien moindres. Il leur arrivait de jeûner des jours durant en hiver et quand la providence les prenait en pitié, ils mangeaient des bouillies de feuilles sauvages. Ils hésitèrent à manger juste le temps de s’assurer qu’ils ne rêvaient pas, que le repas alléchant était bien réel. Les premiers et les seconds se ressemblant assez, fraternisés par leur tragédie, ils prirent les plats d’assaut, à la manière de preux cavaliers, lâchés et obéissants, affranchis de timidité.
Ces hommes, écrasés par la misère que ne justifiait nullement le droit de conquête, gloutonnaient littéralement. Ils vidèrent les plats en un éclair qui surgit dans le ciel et rappelle que le droit à la vie est divin. Etaient-ils rassasiés ? Avaient-ils faim ? Ils restèrent silencieux et leurs visages prirent des couleurs encore fades, rejetés dans un monde extra-terrestre. Sans se gêner, ni même se sentir humiliés, ils demandèrent du supplément à leurs frères de toujours et non à leurs patrons occasionnels, absolument sûrs d’être satisfaits. On leur ramena autant avec de la viande et des piments piquants, poussé par un devoir de solidarité afin de leur redonner l’espérance dans la survie et en préserver leur combativité, et non une charité mesquine où le donneur s’enorgueillit et le receveur en sent la terrible humiliation. Ils sifflaient les cuillerées, l’une après l’autre, avec une rapidité étonnante, les yeux fixes et les oreilles bouchées. Ils se rapprochèrent du fond et leur ventre commença à prendre de la rondeur ; ils revenaient graduellement à la condition humaine et purent enfin manger convenablement en vrais hommes et dès qu’ils eurent fini, ils firent d’agréables réflexions, en se tâtant la bedaine, les mains et le visage : « les joints sont bouchés, le ventre renaît, la graisse sort par les pores, les joues sont grasses ».
Enfin ! Ils étaient repus et on débarrassa les plats qui ne conservaient plus de miettes. Ils reculèrent en disant que Dieu accorde tous ses bienfaits à leurs restaurateurs. Tel allongea ses jambes et les massa rudement, tel autre s’assit, accroupi, chacun faisant des siennes. La mémoire revint, le goût de la joie aussi : on souriait, on riait à propos de rien, mais l’hilarité recherchée ne s’installait pas. Alors l’un d’eux se leva et dit qu’il allait leur raconter une histoire de Djoha et entreprit de l’imiter en parlant d’une voix grave et sérieuse :
« Un jour, un bonhomme demanda à son voisin, Djoha, de lui prêter son âne. Mais Djoha, qui n’était pas serviable pour un sou, lui répondit que la bête n’était pas là. L’âne brailla, mais Djoha n’en fut nullement confondu. Alors, le bonhomme lui fit remarquer qu’il était bien là. Mais Djoha, le rouleur de tous les autres, le gronda et lui dit : « homme sans éducation, tu crois un âne de préférence à moi qui suis un homme respectable à la barbe blanche ».
Ce fut l’explosion de joie : on se tordait de rire, on se tenait l’abdomen, on larmoyait, on roulait à terre. Alors, dit le conteur, voulez-vous une autre non moins belle. Oui, s’écrièrent-ils tous ensemble, comme de petits écoliers qui sortent d’une longue épreuve harassante. Celle-là nous appartient et vient des Aurès, le bastion de toujours des révoltes, qui inspire la terreur à tous les agresseurs. (Monts de la légendaire Timgad romaine) Oui pour les Aurès, scandèrent-ils avec une fierté débordante et une disponibilité innée aux assauts. Faites attention, dit-il, et serrez l’abdomen :