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le piedmont, extr Margueritte t1 Ahmed Bencherif

Le piedmont

 

        Au-delà, le plateau s’étendait à perte de vue, surplombé par le djebel Gountas qui se dressait, raide et imposant, dont le vert sombre contrastait avec l’indigo du ciel. Le sol était érodé, rasé par les eaux, raviné de talwegs. De grandes roches émergeaient un peu partout, des dunettes se formaient au hasard du vent. La végétation sauvage poussait abondamment : des coloquintes rampaient et conservaient leurs fruits, des champs de chardon fleurissaient, protégés par des épines drues, dont les bourgeons faisaient le régal des chardonnerets et des cigales. Une superficie de quarante has environ était cultivée, un remblai la protégeait au bas de la montagne, des montjoies la quadrillaient, cinq ou six rochers étaient disséminés. Le champ de blé, qui était truffé d’orties, ne dépassait pas un pied et avait de maigres épis, une infécondité qui découragerait les plus hardis moissonneurs. Les fèves n’étaient pas plus généreuses et poussaient de façon inégale, avec beaucoup de parcelles nues. Quatre puits secs et inachevés furent abandonnés, à un mètre de profondeur.

       Trois hommes creusaient sans résultat un autre puits. Ils travaillaient d’arrache pied, cognaient avec des masses qui faisaient un bruit sonore et dégageaient des étincelles au contact des burins. Ils se pliaient et frappaient de toutes leurs forces, se redressaient et regardaient vers le ciel, continuaient à faire indéfiniment ces deux mouvements. La roche résistait, ne se brisait pas. Elle entamait leurs énergies, les fatiguait, mettait à rude épreuve leur persévérance et leur volonté. Ils suaient à grande eau, s’essoufflaient, perdaient leur calme, grinchaient, tempêtaient. Ils étaient au trentième jour de travaux et en avaient marre. Le piedmont restait indomptable et la volonté de le vaincre était aléatoire. Il ne produisait presque rien et n’entretenait même pas les bestiaux. Une prairie de pierrailles, voilà ce qu’il était.  Les vents, froids ou chauds, qui soufflaient puissamment de tous les côtés, le ravageaient ; les eaux de pluie, qui dégringolaient vertigineusement de la montagne, l’inondaient et emportaient ses matières organiques.

               La fraction des Oulad Haidar essayait de survivre dans ce milieu hostile. Elle luttait âprement contre des forces naturelles violentes. Elle demeurait, rivée au sol, ne le quittait pas, se cramponnait à un fol espoir de récupérer ses terres confisquées, au loin dans la plaine, qu’elle regardait, contemplait tous les jours, avec une douloureuse nostalgie et une profonde tristesse. Elle payait lourdement le prix de sa participation à la grande guerre de 1871, acceptait avec fatalité son sort, ne regrettait rien, espérait un nouveau tonnerre qui secouerait le ciel et la terre, attendait avec impatience de reprendre les armes. Ses hommes n’étaient plus des paysans, heureux de travailler la terre, mais des forçats. Ils le préféraient cependant au misérable salariat que proposait le colon ou l’administration des routes. L’instinct de survie stimulait leur ingénuité, incitait leur imagination, et tuait dans le même temps leur sens du goût et des saveurs, sevrait leurs envies.

             Malgré son caractère désolant, le piedmont gardait une chaleur spirituelle émouvante, offerte par mère nature : un arbre unique en son genre recevait des marques d’adulation de bonnes femmes, qui l’habillaient de lambeaux d’étoffe verte et blanche et le teintaient de henné à sa base. C’était un dragonnier qui apparaissait comme un gigantesque bouquet de fleurs. Ses branches solides et aérées montaient uniformément au ciel, couvertes aux extrémités par des feuilles minuscules. Ses racines émergeaient et formaient au dessous d’elles une voûte qui gardait des vestiges de cendres d’encensement. Sa taille énorme dépassait quatre mètres de diamètre et témoignait de sa longue longévité et s’il venait à parler il conterait une histoire millénaire. Il appartient à l’espèce équatoriale dont la mise en culture est le fait d’oiseaux migrateurs. Les femmes angoissées se recueillent dans ce havre de paix solitaire. Elles invoquent son pouvoir miraculeux, le prient, se plaignent, se lamentent, lui confessent leurs souffrances.

        Dada Aicha, la grand-mère de Haidar, ramena le déjeuner pour les bouseux, qu’elle mit au pied de l’arbre. Ses petits rejetons, qui l’accompagnaient joyeusement sans l’ennuyer, coururent vers les champs appeler les hommes. Elle tourna sept fois autour du dragonnier, caressa et embrassa une racine, y attacha deux fanions vert et blanc, passa sa tête sous la voûte et implora pardon pour ses visites peu fréquentes, en se plaignant du poids de sa vieillesse qu’elle parvenait difficilement à supporter. Elle pratiquait ce rite, comme ses aïeules, sans l’associer à l’adoration divine unique et éprouvait la paix de l’âme. Elle était sexagénaire et y faisait le petit pèlerinage dès son enfance. Elle entra dans une sereine méditation et dans la réminiscence. Son passé prodigieux en sacrifices réapparaissait et elle atteignait le comble de la quiétude, souriait comme un enfant heureux, parlait avec des êtres invisibles qu’elle appelait par leurs noms et leur demandait de l’attendre au paradis.  

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