Cambon ouvrit l’instruction publique aux Indigènes, malgré l’opposition farouche des colons et de leurs relais officiels inféodés à leur politique : les sous-préfets et les administrateurs refusaient l’inscription de crédits substantiels, en excipant le peu d’enthousiasme des indigènes à envoyer leurs enfants à l’école ; les conseillers généraux déclaraient d’emblée, sous l’instigation honteuse des préfets, qu’ils ne voteraient aucun crédit dans ce sens. La presse les mobilisait, les engageait dans une redoutable épreuve de force, les chauffait, les enflammait sans répit, décrivait de façon absurde ces Arabes que la France voulait instruire.
Les déclarations désobligeantes des colons se multipliaient, perte de temps, perte d’argent pour rien : « L’Arabe est inéducable, sa tête est enveloppée d’une couche ferreuse qui l’empêche d’assimiler le savoir et les sciences, il est l’esclave de ses instincts et de ses besoins traditionnels, il est l’esclave de ses instincts sexuels ; un Musulman qui apprend le français ne prie plus, il a perdu son seul frein, sa seule règle et il sombre dans l’immoralité ». D’autres étaient plus pertinentes et craignaient pour l’avenir : « l’instruction est porteuse de révolution, de revendications des droits de l’homme et du suffrage universel, elle forme de futurs chefs d’insurrections ; les revendications nationalistes apparaîtront, la Kabylie, aux Kabyles, l’Algérie, aux Arabes ». Charles Robert-Ageron
Le rapport Ferry avait proposé avec force de renforcer les pouvoirs du gouverneur général. Jules Cambon, nommé à ce poste depuis quatre ans, avait présenté des projets de loi en ce sens. Mais, la bataille dans le palais Bourbon était dure, harassante, incertaine. Il ne renonçait pas, revenait à la charge, hissait le débat intellectuel à un niveau supérieur qui lui permettait de refroidir les ardeurs de ses détracteurs. Il était toujours confronté au groupe parlementaire de la colonie qui ne comptait que sis députés. Le député d’Oran, Eugène Etienne, était redoutable et foncièrement opposé à toutes réformes. Il exerçait une influence directe sur cent députés qui l’écoutaient, suivaient ses orientations, ses consignes de vote.
Le gouvernement regardait avec impuissance son représentant combattre à tout azimut, le désavouait parfois. Cambon oeuvrait pour mener une politique indigène avant l’heure et pour donner crédit à l’image de la France fortement dégradée dans un climat social, constamment trouble. Il n’avait pas d’ambition puérile, il cherchait à faire un travail durable, intelligent, bénéfique à tous. Il se sacrifiait pour les autres. Il ne négligeait aucun secteur, se préoccupait aussi du culte auquel il avait octroyé six cents mille francs pour la construction d’églises, cinquante mille francs, pour l’achèvement de la synagogue d’Oran. Les mosquées et les imams avaient grande place dans son programme.
Un tel homme était une lumière, une chance inespérée pour une action civilisatrice. Néanmoins, les esprits ténébreux des colons n’en voulaient pas. Il était indésirable, désavoué, honni. Il avait frappé fort, dégommé de gros pontes, tels le directeur de la banque d’Algérie et le secrétaire général du gouvernement général. Les Français d’Algérie, qui étaient divisés, se coalisèrent miraculeusement contre lui, firent couler de
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l’encre, crièrent partout leur mécontentement et leur fureur. Il était l’homme à abattre et tous les moyens étaient bons pour parvenir à cette fin. La presse était particulièrement virulente en ce mois de novembre, répandait partout du venin, préparait les esprits à la révolte, à la révolution.