Vint le printemps et c’était autre chose pour lui. Il était le papillon, l’abeille, enfin tout autant énergique et heureux : c’était bien Mohamed aimant la vie comme ces insectes qui bourdonnent autour des plantes. Dans son jardin, il avait planté un rosier qui donnait déjà les fleurs, juste pour se rapprocher d’Elvire. Ce matin, il y était et fondait de joie à l’idée d’offrir un bouquet de petites roses à celle qui était ses rêves son amante, sa femme. Il en cueillit une belle gerbe, récolta des légumes fraîches et des herbes potagères, puis il se mit en monture. Son petit âne courait dans le lit de l’oued, en évitant les marres d’eau et les ruissellements. Il était gai et brayait de temps à autre, faisait tourner sa queue, pataugeait dans les flaques d’eau qui éclaboussait.
Au marché des légumes, d’autres fellahs l’avaient devancé et avaient presque écoulé leurs produits. Mohamed n’en désespéra point. Il était sûr que sa part de la prospérité n’irait pas à un autre. Cela ne l’empêcha pas d’en vouloir à soi-même d’être venu en retard, tant il n’aimait pas figurer parmi les derniers. Il ne les salua même pas et garda une mine courroucée pour éviter d’en parler. Ses voisins affichèrent aussi une attitude désintéressée et ne le questionnèrent point. Car il pouvait bouder toute la journée comme un enfant. Sans d’autre façon, Il étala au sol les bouquets de carottes, radis, salade, poireaux et des roses. Il secouait les bouquets et au fur et mesure des gouttes de rosée tombaient. Il acheva son petit travail, se frotta les mains, invoqua la prospérité divine et daigna enfin leur dire bonjour, puis, les gratifia d’un bref sourire. L’ambiance se détendit et l’on parla sommairement de choses banales. Un voisin souleva alors la question qui les taraudait tous et dit : « Depuis quand tu cultives les fleurs ? » Mohamed sentit enfin une petite note de supériorité que lui consacrait sa culture expérimentale. Il sourit grassement, sortit ses pectoraux en disant : « hein ; moi j’innove ; je ne reste pas esclave de nos pratiques culturales ancestrales. » Son interlocuteur l’approuva en acquiescant de la tête et dit : « Tu n’as pas cette plante dans ton jardin. D’où l’as-tu ramenée ? » Mohamed se sentait vaillamment bien, important ; c’est ce qu’il aimait et il savait le cultiver.
- Un homme pieux m’a donné quelques plants, dit-il prudemment. Il est charitable et son bien n’est presque pas pour lui. Il cultive toute une roseraie dans son jardin.
- Mais qui est-ce, relança son interlocuteur ?
- C’est le Moqadem de la Taybia, ce docte en religion, sobre dans ses paroles et ses gestes, aimé de tous et respecté de tous. Il s’en sert pour préparer des potions médicamenteuses à faire boire dans un bol où il écrit à l’intérieur de la paroi des versets coraniques et des commentaires, extraits de la médecine du prophète QSSL. Il guérit ainsi plusieurs affections.
- Ah ! Oui, c’est un homme de grande baraka qu’il détient par hérédité. Sa lignée est maraboutique depuis plusieurs siècles et remonte à l’arrière petit fils du prophète Mohamed, Moulay Idris.
- Oui, c’est une famille de grande notoriété pour qui les biens de ce monde ne comptent pas. Ils sont presque tous instruits et exercent l’imamat de père en fils depuis des siècles ;
- Mais qui va acheter tes roses ? Les Françaises ont presque toutes un petit jardin dans leurs maisons.
- Oui c’est sur. Moi, je compte sur la directrice d’école de filles, qui est ma cliente privilégiée. Un jour, elle m’a demandé pourquoi je n’en cultivais pas. Je crois qu’elle en serait intéressée.
- Tu rêves ! Elle entretient tout un parterre de fleurs dans sa maison. Mais, pourquoi tu la cibles spécialement ? Serais-tu….
- Qu’est-ce que tu insinues par là ? Que cherches-tu à dire ? Tes allusions me dégoûtent. C’est une femme bien.
- Elle est aussi belle et envoûtante. Les hommes l’admirent beaucoup, Français et indigènes. Dieu aime la beauté et donc, selon moi, ce n’est pas péché d’aimer la beauté.
- N’oublie pas de dire que dieu est beau. Tais-toi, la voilà qui arrive
Les fellahs ne dirent un mot, éblouis par cette apparition heureuse qu’ils admiraient à la façon d’un peintre désireux traduire l’expression la plus secrète de son sujet. Ils avaient la nette sensation qu’une houri venait droit du paradis, distinguée par une harmonieuse anatomie et des traits finis, comme dans la plus merveilleuse toile : ses cheveux noirs d’ébène, lisses et légers, courts et coiffés à la garçonne, étaient couronnés d’une mèche rabattue élégamment sur le côté gauche du front ; la splendeur de son visage rayonnait comme un rayon de soleil des premières aurores ; ses grands yeux verts rehaussés de cils fournis légèrement éblouissaient ; ses pommettes saillantes étaient empourprées comme une pomme mûrie au mois de juillet ; ses lèvres étaient finement tracées ; sa poitrine débordait légèrement son corsage, magnifiée par deux grappes de raisin ; sa taille était harmonieusement mariée aux inclinaisons de ses courbes discrètes. Telle était cette femme fatale, une véritable vamp.