Me Grollier, défenseur de Taalibi hadj Ben Aicha. Trente-cinquième journée matin et après-midi.
« Eh ! Quoi ! Au XX ème siècle en France, il y a encore des parias, des hommes qu’on peut séparer des autres sans que nul ne les défende ?...Nous avons promené nos couleurs glorieuses au service des lois et de l’humanité, et là de l’autre coté de la Méditerranée de pareilles erreurs sont permises !...M. le procureur général vous a présenté ces hommes comme des pillards et des assassins. Ces renseignements disent : Moralité, conduite : très bien, casier : néant…Parce que cet homme est riche Khouan qui fait du prosélytisme, parc e qu’il offrira un Taam et un couscous qui précède le pèlerinage, on l’accusera d’être l’organisateur de ce soulèvement… L’administrateur Marel le décrit comme un homme sérieux et incapable de faire du mal…N’a-t-il pas expié ? Jamais quoiqu’il arrive, quel que soit le verdict, cet homme ne reverra l’Algérie, c’est à Cayenne qu’il ira et il n’aura même pas la ressource de laisser ses os dans la terre d’islam. Voilà quel sera le châtiment. Il faut du sang à M. le procureur général et cela au nom de la civilisation. Quelle civilisation ! La civilisation des temps barbares ; mais la civilisation qu’on attend de vous, messieurs les jurés, c’est un verdict fait de pitié et de pardon ». (38)
Me Chamayou, défenseur de Bourkiza Ben Sadok.
« Dix têtes ont été requises dans ce procès, ce sont des flots de sang qu’on veut faire couler dans le Zaccar. Et vous voulez que dans quarante jours, dans deux mois, par une claire matinée d’avril, au jour naissant, celui auquel vous auriez infligé cette peine abominable de traverser la mer pour retrouver sur la place de son village, offre sa tète au bourreau. Une tête de vingt-cinq ans tombée dans le panier sanglant de la guillotine…Vous avez remarqué que M. le procureur général l’a présenté comme ayant été le lieutenant du chef et ayant participé au commandement. Pour ces faits, il est poursuivi inexactement comme complice, puis comme auteur principal de rébellion… » (39)
Les plaidoiries sont dans la même stratégie de dénoncer les lois violentes de la colonisation, mais aussi l’insuffisance ou l’absence de preuves pour justifier la dîme du sang. Les défenseurs, qui suivront, chargeront de la même manière l’administration. Nous pouvons retenir MM Milhaud, Roussy, Hour, Huriaux, Courazou, Vialle… le procès tire vers sa fin et les chroniqueurs judiciaires, dont on ne soulignera jamais assez l’engagement, ont œuvré à rendre compte des débats à un public plus large, pour les passionnés comme pour les avertis. Certains ont déjà entrevu l’issue de ce procès monstre, à l’instar de la feuille La Dépêche dont l’auteur s’est montré vraiment visionnaire :
« Ce n’est pas à l’échafaud qu’iront ces pillards chez qui on n’a pas trouvé d’argent, ces voleurs qui ne voulaient pas toucher aux sommes offertes, ces bandits qui respectaient les femmes et les enfants, ces insurgés qui n’avaient pas d’armes, ces assassins dont le chef disait sans cesse : ne frappez pas ».
Les délibérations
Les débats sont clôturés jeudi cinq février, à l’issue de quatre-vingt-dix audiences. Puis, la lecture des questions est entamée par le président, dont 2380 principales et 150 subsidiaires, sériées en cinq groupes, qui sont répertoriées dans un feuillet de 35 pages. Cela prend ra toute la journée. C’est un travail harassant pour les jurés qui prennent des notes Le lendemain, vendredi huit février, ils s’enferment dans la salle des délibérations pour au moins vingt-quatre heures. Ils ont commandé des victuailles et ont ramené des couvertures pour pouvoir y passer la nuit. En effet, ils n’ont pas le droit de sortir, ni de communiquer avec l’extérieur. Le sept février, ils regagnent la salle des délibérations. Leur président donne lecture les réponses ayant trait à l’accusation, l’acquittement, le degré de culpabilité sur les accusés. Le président Rouquet leur signifie des contradictions et les renvoie à la salle des délibérations encore une fois. Jusqu’à minuit, les délibérations ne sont toujours pas closes. Ils reviennent le huit février. Les accusés sont ramenés par leurs gardes ; les avocats, la cour, le parquet, les journalistes et le public sont présents. Le président du jury commence la lecture du verdict qui sera longue et prendra la journée entière et la nuit. (40)
Le lendemain, neuf février, à six heures du matin, la cour rend son arrêt le neuf février à six heures du matin. Elle prononce quatre-vingt-un acquittements et vingt-deux condamnations dont quatre aux travaux forcés à perpétuité, sept aux travaux forcés à temps limité, deux à cinq ans de réclusion et interdiction de séjour, quatre à deux ans de réclusion dont l’une à six mois, trois interdiction de séjour de cinq ans, un acquittement avec enfermement en maison de correction jusqu’à la majorité de vingt ans. Il y a lieu de noter que les peines capitales n’ont pas été prononcées. Au chapitre suivant, nous essayerons de répondre à cette mesure de clémence exceptionnelle et on confrontera les chiffres en notre possession en ce qui concerne le nombre des condamnations. 41)