chapitre 1 Ainsefra
Le crépuscule tombe, les oiseaux crient et vont nicher dans les arbres, la grosse tâche jaunâtre et rougeâtre du soleil disparait, la pénombre envahit imperceptiblement les rues, l’employé communal allume les lampadaires, les magasins ferment, le marchand de saucisses allume son barbecue, le muezzin appelle à la prière, des croyants vont à la mosquée, des buveurs investissent les bars, trois jeeps sont stationnées sur la place de la République, des officiers en uniforme font le boulevard, des couples flânent, le chef de la commune mixte passe dans sa belle traction noire, le bachagha ferme son administration. Un bal sera donné ce soir à la salle des fêtes.
C’est le vingt du mois de mars. Cette date reste gravée dans la mémoire de ma ville, ni tellienne, ni saharienne, Ainsefra. Je m’en souviens comme si c’était hier. Ce personnage qu’on appelle Messali Hadj était venu, le même jour, il y a deux ans. Ce petit homme, ce barbu, à la blanche gandoura, à la canne d’apparat, au tarbouche bien haut avait beaucoup de classe. Sa visite était attendue de façon messianique. Il avait chamboulé le calme du village. Une grande foule était venue à sa rencontre, rue sidi Moulay, près du local du parti. Il y avait plein de posters suspendus ça et là, qui le représentaient, dans différentes circonstances. Une poignée d’hommes portaient des brassards. Ils en assuraient la sécurité, m’avait-on dit. Je voulais le voir, le toucher, lui parler. Les gardes en question ne m’avaient pas laissé l’approcher. Ils me voyaient d’un œil niais, presque méprisant. C’est sûr, leur chef est très important et assume une mission capitale. Cependant, est-ce une raison pour m’interdire mon vœu. Il est vrai que je le trouve emblématique. Pour qui, pourquoi ? Franchement, je ne sais pas.
Cet hôte illustre d’une journée dégageait beaucoup de charisme. Son costume était sobrement impeccable, ses paroles touchaient le cœur des gens, ses gestes étaient méticuleusement étudiés, fier de lui-même jusqu’à un égocentrisme outrageant. Il regardait trop souvent le ciel, comme pour invoquer Dieu ou se donner une caractéristique de sainteté. Les gens le percevaient comme la Providence pour sauver l’Algérie du joug colonial. Lui-même faisait tout pour interpréter ce rôle. Cependant, il demeure énigmatique, si peu de gens parviennent à en percer le secret.
Le vent glacial souffle, la gelée tombe encore pendant la nuit. Ces deux forces de la nature font des ravages au niveau des petits jardins de nos fellahs. Il arrive que les bourgeons des arbres fruitiers soient détruits, les cultures maraichères, brûlées. Ils sont si fragilisés, les pauvres. La société indigène de prévoyance ne leur vient jamais en aide. Trop de paperasse constitue une aberration dans le monde steppique, au mode de vie agro-pastoral, que cela soit pour l’accès aux aides ou aux modestes crédits de campagne.
Je sens parfois le froid jusque dans ma colonne vertébrale. Il est vrai que je ne porte pas de vêtements chauds et que je ne mange pas bien. La misère me colle trop à la peau. Je suis né au ksar et je suis adopté comme l’un de ses fils et donc, je profite de la solidarité sociale. Je vis seul avec ma mère dans un logis d’une pièce cuisine. C’est suffisant pour nous. Je ne suis pas marié, alors la famille ne risque pas un accroissement.
La terrasse du café maure est déserte, les clients l’ont quittée depuis au moins une heure. J’ai passé tout ce temps, assis seul, sur une chaise en fer, autour d’un guéridon, tout aussi en fer. Le cafetier sort. Il est visiblement très courroucé et me fait une remarque désobligeante : « tu ne t’ennuies pas en restant seul comme un hibou, au froid, dans la pénombre ; allez dégage le plancher ». Je me lève promptement, le regarde hébété. Il soulève le guéridon d’un bras et de l’autre la chaise. Il me tourne le dos. Son pantalon en toile bleu usé et rapiécé partout me distrait. Le tenancier est aussi misérable que moi, alors qu’il bosse près de vingt heures. Je ne sais pas si le travail de forçat crée la richesse. Si oui, je ne serai jamais forçat, ni laborieux.
Je quitte le lieu, remonte la rue qui mène à la gare, laisse sur ma gauche le cadran solaire, sur ma droite, l’église, puis la poste, la pharmacie, et enfin, je tourne à droite, en direction de la mosquée. C’est plutôt une salle de prière, sans calligraphie coranique sur le mur oriental, ni sur le minbar modeste, pourvue d’une petite coupole vitrée, avec sur le sol des nattes d’alfa multicolores, dures et rugueuses, épineuses, on dirait. Sa forme est bizarroïde, ni rectangulaire, ni trapézoïde. Puis, elle est trop exigüe, moins grande que la vieille mosquée du ksar, ce qui est bizarre. Cela dénote surtout que l’état colonial reste modestement bailleur de fonds pour le culte musulman, la politique laïque suivie rigoureusement.