Pour commence
Le crépuscule tombait, le couchant brunissait, le ciel s’était vidé de ses planeurs et noircissait. C’était déjà la nuit qui commençait tôt dans le bled où la solitude régnait épouvantablement en maîtresse absolue : point d’activités, point de loisirs, c’est le sommeil qui la régente. On ne distinguait rien à quelques pas et, plus loin, l’on ne voyait que des ombres qui se mouvaient. Avant la parution d’une étoile quelconque, on servit à manger, à la lueur blafarde et oscillante d’un quinquet dont s’exhalait une senteur sulfureuse. Le mets nocturne état habituel : du couscous et beaucoup de viande, celle d’un chevreau qu’on avait égorgé, à la rentrée des troupeaux. Hadj Kadda choisit le plus savoureux morceau et le remit à Hamza. Il lui proposa d’effectuer ensemble un safari d’une semaine pour aller chasser de l’antilope, plus au sud, puis illustra tout le plaisir immense que cela procurait. Hamza dit qu’il n’en avait pas le temps et préférait laisser cette partie de chasse pour une nouvelle opportunité. Hadj Kadda fit remarquer qu’à partir de l’automne les antilopes descendent au Sahara où elles trouvent de la nourriture et une température supportable et que le mieux était de saisir cette occasion. Hamza répondit qu’il avait des choses urgentes à faire avant de prendre son activité au magasin et qu’il comptait rentrer au village le lendemain. Ses hôtes furent affreusement surpris : il n’avait pas passé les trois jours redevables à l’hospitalité et il pensait partir. Hadj Kadda en était déconcerté, ses fils, aussi. Son frère la ressentit comme une insulte, car il était privé de rendre la diffa, protocole immuable. « Cet acte ne se fait pas dans nos coutumes, dit-il. Tu es le fils d’une grande tente et tu dois comprendre ces choses, tu ne peux pas faire une chose pareille, c’est une honte pour nous, ne me laisse pas jurer ». Hamza était confus par ces insistances et accepta, malgré tout, l’invitation. A la bonne heure s’écria hadj Kadda. Demain, dit-il, nous sortirons de bonne heure pour cavaler un peu.
Juste après le repas, les hôtes de hadj Kadda partirent en direction de leur campement, distant d’une demi lieue environ, tandis que Hamza regagna la petite tente de passage isolée et ce fut l’extinction des feux, alors que la lune ne s’était pas encore levée. Il n’était pas plus de vingt heures, rendez-vous des ruraux pour un grand sommeil compensateur. Les charognards les dérangeaient tout de même, au moins une ou deux fois. Tantôt, c’est un chacal qui veut tenter sa chance et voler un agneau, tantôt, c’est l’hyène. Mais, les chiens étaient aguerris et ne leur laissaient guère aucune chance. Ils les reniflaient à distance et les chargeaient dans un hallali époustouflant. Les prédateurs n’avaient qu’à prendre la fuite et ne revenaient pas de sitôt ; quelques fois une hyène vaincue faisait le gala pour les chiens.
Le campement se réveilla plutôt au dernier quart de la nuit, qu’aux aurores. Les individus avaient bien dormi et n’éprouvaient point de paresse, ni cette fâcheuse habitude citadine de bâiller au lever. Ils étaient prêts à se dépenser, hommes et femmes. Dans la cuisine, une ménagère avait allumé le feu et servait de l’eau chauffée pour les ablutions, une autre préparait la soupe, une autre pétrissait la semoule. Il faisait encore noir, quand le petit déjeuner fut servi ; chacun se restaura avec un appétit de gros mangeur. L’obscurité ne dura pas plus d’une demi heure et fut chassée promptement par les premières lueurs du jour, alors les hommes se démenèrent : certains éconduisirent les troupeaux, d’autres emmenèrent des bourricots pour colporter de l’eau, d’autres encore allèrent sur deux mulets pour ramener du bois de combustion, tandis que hadj Kadda et Hamza montèrent à cheval pour faire une promenade.
Au petit matin, hadj Kadda, deux de ses fils et Hamza partirent vers le campement où ils devaient déjeuner. Ils y arrivèrent une demi heure plus tard. Leur hôte, Salem, les reçut avec convivialité dans la grande tente. Le même rite culinaire est observé en milieu bédouin, les mêmes habitudes. Les invités passèrent donc une journée à manger presque sans fin et à la tombée de la nuit, ils regagnèrent leur campement. A l’aube, Hamza fit ses adieux et prit le chemin du retour. Il cavala longtemps et fit, vers le coup de neuf heures, un crochet au piedmont où il espérait revoir Haidar et dada Aicha. L’exploitation pierreuse n’avait pas changé et offrait le même tableau de désolation et d’infécondité ; le sol était imparfaitement labouré et avec discontinuité, selon la résistance de la roche; les remblais s’accumulaient en contre bas de la montagne et le puits avait juré d’être inviolable. Sans descendre de cheval, Hamza appela le vieux révolutionnaire : « Haidar ! Haidar ! » Celui-ci était au fond d’un fossé, à moins d’un mètre de profondeur. Il cognait avec force et hargneusement une roche plus dure que l’airain qui le dissuadait en dégageant souvent des étincelles éparses. Il jeta la masse, monta sur une roche, se hissa lentement et sortit du fossé. Il était soulagé de s’arroger une trêve, la trêve d’un combattant. D’ailleurs, il le pensa, il menait un combat permanent contre les forces de la nature qui demeuraient victorieuses.
Haidar vit alors un cavalier à une centaine de pas. Il le visionna longuement, reconnut le visiteur et s’exclama joyeusement : « Oh ! Le petit Hamza qui a grandi ! ». Il alla à sa rencontre, en boitant légèrement et en se crispant parfois, aiguillonné par la douleur à la jambe. Hamza abandonna sa monture et vint vers le héros de l’insurrection de 1871. Les deux personnes s’embrassèrent chaleureusement et se donnèrent de fortes accolades. Ils ne s’étaient pas revus, depuis trois ans et leurs retrouvailles furent émouvantes. Ils étaient amis, malgré la différence d’age et de classe sociale. L’amour de la révolution les avait rapprochés. « Viens, dit Haidar, nous causerons un moment au soleil ». Ses frères arrivèrent et réservèrent le même accueil au visiteur. Par miracle, ces paysans n’avaient pas changé et se conservaient solidement. Ils refusaient de s’incliner à la fatalité et ignoraient leur misère qui n’avait pas entamé leurs capacités de résistance. Ils avaient des rides aux visages moins affirmés, mais c’était l’œuvre du vieillissement. Le besoin de survie leur avait appris à se nourrir sans se formaliser des caprices du goût.
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