Chapitre 2
Au village
Quelques jours plus tard, le marabout prenait du thé, au matin, dans sa maison. Calme et souriant, sobre en paroles, le chapelet à la main, assis, les jambes croisées, il discutait avec sa mère d’une alliance qu’il projetait avec la riche et puissante tribu des Beni Menaceur dont il attendait les émissaires, d’un moment à l’autre. Le parti était influent dans la société et les gens ne pouvaient mieux espérer. Mais, la famille maraboutique, moins riche, ne l’était pas moins et ne contractait pas mariage qu’avec un choix rigoureux, longue tradition, héritée de père en fils, et à laquelle elle se conformait. Fatima, adorablement gaie, sortit de sa chambre et ramena, plié dans ses bras, le burnous nouvellement tissé qu’elle remit à son mari pour l’essayer. L’habit, qui coûtait trente francs, était merveilleusement exécuté, fin et lisse, de laine très blanche et à rayures de soie bleu éther. Il se leva, le porta sur ses épaules larges, se coiffa du capuchon dont il plia le rebord et demanda à sa femme s’il lui seyait. Elle répondit par une phrase toute simple sans oser l’appeler, par son nom ou son qualificatif d’époux : « il te va fort bien et épouse ta haute stature ».
- Que Dieu te bénisse fille de Menaceur, relança le Moqadem. Alors, qu’en dis-tu pour la main de ta fille que tes gens demandent pour le fils de Hadj Kadda ? C’est une famille de grands pasteurs qui sont bien.
- Elle devra vivre à la campagne sous une tente, alors qu’elle a grandi dans une maison. Elle sera loin de moi et je ne pourrai la voir tous les jours, se plaignit Fatima.
- Tu la verras à diverses occasions. Je sais une chose : c’est qu’ils prendront grand soin de Zahra. Ils sont des gens d’honneur qui nous respectent énormément. Qu’en pense Zahra ?
- Elle ne s’oppose pas, mais je ne sais pas si elle est sincère avec elle-même. Ma fille est si petite.
- O fille des gens, pas de complaintes. Toi-même, je t’ai épousée à son âge et tu as grandi sous ma bienveillante éducation. Cela a beaucoup servi notre harmonie conjugale. Va l’appeler. Je dois connaître son avis, la religion le prescrit formellement et nous ne ferons que ce qui contentera Allah.
Dans la cuisine, Leila faisait cuir des crêpes sur une poêle en fonte qui lui brûlait souvent les doigts par inattention, tant elle languissait de jalousie que lui provoquait la douillette séance de sa rivale avec le mari commun. Zahra essuyait les verres à thé et l’argenterie, l’air pensif et sans grand enthousiasme à l’idée de fonder précocement un foyer. Elle était apparemment heureuse et souriait parfois. Fatima entra, elle accompagna Zahra à la salle de séjour. Celle-ci se trouvait embarrassée, dominée par la timidité. Le père la serra chaleureusement dans ses bras en souriant allègrement. Elle s’assit ensuite à coté de lui, tout à fait distraite, désireuse d’aller jouer à la marelle dans la rue avec ses copines. La décision qu’on lui demandait de prendre était majeure et elle ne pouvait pas la donner de son plein arbitre. Aussi, elle devait se ranger à l’avis de ses parents.
- Hadj Kadda, l’un de tes oncles maternels, demande ta main pour son fils, Mokhtar, dit-il. Qu’en penses-tu ? Tu vivras comme épouse dans une grande famille et je n’aurai rien à craindre pour toi.
- Tu es seul juge de ce qui me convient. Mais tu viendras me voir tout le temps.
- N’aie aucune crainte, nous viendrons souvent. Que Dieu bénisse alors cette union !
La grand-mère avait de la peine pour sa petite fille qu’elle dorlotait encore dans son giron, lui caressait les cheveux, lui disait des contes de fée, l’emmenait au bain maure, l’accompagnait dans ses visites familiales. Cette séparation l’attristait. La fille, qui fondait un foyer, faisait tour à tour de la joie et de l’amertume dans sa famille. Zahra se retira, terriblement confuse, et la discussion se poursuivit agréablement sur le choix des bijoux et des vêtements de la future mariée. Ils voulaient tous faire les choses en grand. Hamza, qui voyait sa soeur grandir, en était content et tenait à la parer comme une princesse.
L’heure d’arrivée des hôtes était imminente et on s’impatientait. On frappa enfin à la porte, Hamza marcha d’un pas rapide et l’ouvrit. Les émissaires arrivèrent : la mère, la tante paternelle et un jeune frère du fiancé. Ils furent reçus au rez-de-chaussée, dans la salle séjour. Ils ramenèrent du thé, du sucre et du café, comme de coutume. Les négociations étaient plus tôt d’usage féminin pour débattre de la valeur de la dot. La famille maraboutique, qui s’élevait au-dessus de toute cupidité, ne posa aucune condition et en laissa l’appréciation aux futurs alliés. Les visiteuses rassurèrent leurs hôtesses en disant que Zahra sera traitée comme leur propre fille. Le contrat entériné sans henné, elles demandèrent à voir la fiancée. Celle-ci fut appelée et entra, radieuse et élégante dans une nouvelle robe. la future belle-mère dit d’un ton pieux « Dieu l’a voulu ! » Elle l’embrassa et la fit asseoir près d’elle. L’union avec les gens de baraka, que recherchait tout le monde, la comblait.
Les pourparlers préliminaires achevés, Fatima rejoignit son mari au patio et lui dit que tout était pour le meilleur du monde, puis elle se retira. Le Moqadem consulta sa montre de poche : elle indiquait dix heures. La matinée était loin d’être achevée et ses affaires l’appelaient. « Allons, mon fils à la boutique, dit-il ». Ils sortirent, marchèrent un peu dans une rue étroite qui grouillait de petits enfants. Ils quittèrent le quartier indigène, s’engagèrent dans le quartier européen, traversèrent deux îlots urbains dont les maisons étaient couvertes de tuiles rouges, croisèrent deux Françaises qui les saluèrent en disant : « Bonjour monsieur le Moqadem ». Ils débouchèrent ensuite sur le boulevard du maréchal Bugeaud, jalonné d’abord de villas, d’édifices publics, de bars et de deux boulangeries. Ils laissèrent la rue transversale du maréchal Pélissier, lotie de commerces multiples et de revendeurs de vins et arrivèrent enfin dans la rue du maréchal Saint-Arnaud, bruyante par deux cafés maures, divers métiers et boutiques indigènes.
Le magasin du Moqadem était grand, situé au centre névralgique des activités. Il était profond et prenait beaucoup de largeur sur la façade où s’ouvraient deux portes à double battant. Une moitié écoulait les produits alimentaires, l’autre, les tissus et confections. Sa clientèle était nombreuse, intéressée par les prix raisonnables, la qualité et les nouveautés. Les Musulmans s’y approvisionnaient, les Européens, aussi. Les Françaises ne cessaient pas d’y défiler, intéressées par les tissus d’ameublement et autres accessoires. La relation commerçante ne souffrait d’aucun préjugé, ni d’un quelconque ressentiment. Les clients repartaient, avec bonhomie et revenaient toujours. Jamais quelqu’un ne s’était plaint de la plus minime tricherie. Il y avait de la prospérité, dûe à la personnalité de son propriétaire qui réprouvait la spéculation et le dol. En ce moment, la boutique grouillait de monde. Slimane ne savait plus où donner de la tête, tantôt dans un rayon, tantôt dans l’autre. L’arrivée de son père lui donna une heureuse satisfaction. Trois Françaises, qui désiraient acheter du tissu, ne cachèrent pas la leur. Sans attendre, le Moqadem passa à son rayonnage. Il avait appris à baragouiner le Français, juste pour converser avec ses clients. Son accent, qui cassait les voyelles, plaisait à ses interlocuteurs qui souriaient seulement.
Des voix s’écriaient précipitées : « un litre d’huile, un kilo de sucre, une livre de beurre, deux kilos de farine, une demi livre de levure… » Slimane servait et tenait tour à tour la caisse. Cela requérait à chaque instant de l’endurance et de la persévérance, car les nerfs flanchent aisément dans ces situations. Hamza prenait la main au commerce. Cependant, il s’ennuyait à remplir les bouteilles ou les petits bidon avec de l’huile qui lui salissait les mains. Le Moqadem s’occupait des trois Européennes dont deux désiraient les tissus. Il leur montra les différents choix en velours, soie, coton, chanvre. Ce dernier article, qui était fabriqué à Tizi Ouzou, se vendait très cher. L’une acheta de quoi faire une robe de soirée en velours, l’autre, en soie.
La clientèle servie, le Moqadem s’assit sur la chaise, près de son bureau à tiroirs qui contenaient divers documents, tel le registre de commerce et les factures. Il entreprit d’égrener lentement son chapelet, en marmonnant des louanges. Il pratiquait ce rituel plusieurs fois par jour, aux moments creux en bon aspirant confrérique. Il le faisait aussi, quand il se sentait ennuyé et cela lui procurait de la sérénité. Il s’initia, dès son jeune age, sous la direction spirituelle de son père et, voilà trente ans, qu’il fut consacré Moqadem de la zaouïa Taybia, la plus ancienne en Afrique du Nord.
La confrérie Taybiya fut fondée au 8ème siècle par la plus grande sommité soufi, Idriss, Ben Abdallah, Ben Hacen, Ben Hacen, Ben Ali, le quatrième khalife. Idriss, qui vivait à Médine, avait participé à une révolution menée, en 760 de l’ère chrétienne, par son frère Mohamed contre la tyrannie des Abbassides qui persécutaient les Alides. Le Khalife Abbasside, Al Mansour, l’écrasa dans le sang et mis en prison un bon nombre d’entre eux, dont Idriss, son frère, Brahim, et leur père Abdallah. Ces deux derniers furent tués dans la prison souterraine de Kouffa. La providence accompagnait Idriiss, lequel s’échappa miraculeusement à ses geôliers. Pour son salut, il immigra en Egypte, puis il regagna l’Ouest du Maghreb et fut investi par les tribus berbères comme sultan, en raison de l’odeur de sainteté de ses aïeux. Il fonda Volubilis (Meknes) et Promarium (Tlemcen) et créa la confrérie qui lui avait permis de mener la tâche complexe d’islamisation des tribus et de la diffusion de la langue arabe. Sa renommée dépassa tôt le cadre territorial de L’Afrique du Nord et parvint au Khalife de Bagdad, Al Mansour. Celui-ci dépêcha ses espions pour le tuer. Ceux-ci firent le trajet, travestis en aspirants confrériques et rencontrèrent Idriss 1er à Tlemcen, au lieu dit Ain El Hout et lui administrèrent un poison mortel, en l’an 774. Ses restes sacrés y furent inhumés dans un sanctuaire. Sa femme, qui était enceinte de trois mois, s’évada à Meknes où elle fut recueillie par la famille régnante. Elle mit au monde son enfant qu’elle baptisa Idriss. La confrérie connut un grand essor au 17ème siècle, sous la direction spirituelle du grand maître, Moulay Tayeb descendant Idrissite, qui fonda la célèbre université de Dar Damana, d’où le nom de Taybia.
Le rôle de la zaouïa fut de tout temps éducatif et social : c’est le collège qui diffuse l’instruction publique gratuite, enseigne les sciences sociales, appliquées et religieuses ; c’est la maison de charité pour les pauvres, sans distinction de race, ni de religion ; c’est le séminaire qui inculque aux adeptes les vertus, la persévérance et la tolérance. Le Cheikh (maître) exerce l’autorité spirituelle, secondé par des Moqadem, lesquels sont choisis après une longue initiation caractérisée par une remise en cause de soi de tous les instants. Ces hommes sont d’une moralité exceptionnelle et l’hagiographie ne rapporta aucune disgrâce pour quelque raison que ce fût, la rigueur étant la règle de conduite de chacun.