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Les jeux avaient commencé. Sur la chaussée, des enfants, qui avaient enfilé des sacs de toile, étaient alignés sur la ligne de départ et attendaient le coup d’envoi de la coure locale. C’étaient des indigènes qui vinrent malgré eux, sur somation du caïd signifiée à leurs parents, sous peine de récolter une de ses vaches corvées. Leurs habits avaient une nature burlesque, comme s’ils fussent confectionnés par un ingénieux humoriste de cirque : chemise vieillie et bouffante, pantalon usée et rapiécés en maints endroits par des chutes de tissu multicolore. Leur teint était basané plus par l’infortune que par le soleil et leurs visages se ravinaient déjà. Leur âme n’était pas à la fête et ils tremblaient de peur dans cette foire où ils ne virent que de l’épouvante. Au premier coup de feu, ils s’élancèrent dans la course, mais n’allèrent pas loin, les pieds prisonniers dans le sac. Les plus hardis firent quelques pas, puis chutèrent et roulèrent l’un sur l’autre. Ce jeu provoqua l’hilarité de la foule : les fêtards, hommes et femmes, pleuraient de rire et se tortillaient. Des voix s’élevèrent ensuite et réclamèrent d’autres divertissements, en s’écriant : « Course aux bourricots ». D’autres adolescents prirent le relais de leurs frères. Ils étaient mieux portants et habillés décemment. Ils avaient au moins une monture qui avait une valeur fiscale : petites bêtes de somme mues par un curieux hasard en coursiers. Les bourricots se lancèrent au galop, excités par les cavaliers qui les égratignaient aux flancs. Ils couraient comme le vent et soudain une vieille bourrique s’essouffla, ralentit son élan et traîna résolument le pas. Prise de dégoût, elle abandonna la partie et ne soucia guère des autres. Elle pleura effectivement.
Ces compétitions achevées, le comité des fêtes consentit de modiques prix aux lauréats des deux disciplines : les premiers eurent chacun une paire de sandales bon marché et les seconds, une chemise que leur remit d’une main neutre Martin. Impatienté, celui-ci fit remarquer cyniquement au caïd que la troupe indigène des Gnaoua n’était pas encore arrivée et qu’il en tiendrait compte. Le caïd répondit qu’ils n’allaient pas tarder à arriver. Malgré sa confiance sans borne, il doutait quand même et ne cessait de se lever et de prêter l’ouie, en baroudeur qu’il fut. Cependant, ses manières pondérées cachaient ses craintes. Il avait connu tant d’hommes aux différents champs de batailles, qui ne le désarçonnaient pas facilement. Il perçut le son du tambour et s’écria fièrement, en montrant la croix de la légion d’honneur qui auréolait sa poitrine : « Ils arrivent ! » Il sauta de joie, heureux de passer l’occasion à son détracteur Jacques qui faisait tout pour l’évincer, à qui il répétait indéfiniment qu’il avait rendu beaucoup de services à la France, comme ancien Chasseur d’Afrique.
La foule exprima la bienvenue à la petite troupe musicale indigène et scanda de vifs hourra, puis, chanta le refrain : « Assalam Salamna » (Pacificateur donne-nous la paix). On céda joyeusement la place aux artistes qui entrèrent dans la place et choisirent le centre pour évoluer en toute liberté. Ils portaient de longues gandouras blanches qui épousaient leurs corps élancés et vigoureux. Leurs ceintures, à bretelles en cuir marron et surmontées de rivets de cuivre, leur maintenaient solidement la taille. Le chef de la troupe branlait une haute bananière en soie verte, symbole de paix qui tapisse les koubbas blanches. Leurs fusils à poudre, dont les crosses étaient incrustées de plaques d’argent, brillaient de vernis, façonnés en bois de noyer. Ils firent une ronde et la danse commença dans une mélodie euphorique, accompagnée par une première salve de détonations dont l’odeur sulfureuse chatouillait agréablement les narines et que l’on inspirait avec engouement. Les castagnettes de cuivre battaient au rythme régulier : « TAketak, taketak, taketak, taketak », les tambours tonnaient et le hautbois soufflait fortement mais avec une note tendre. Les danseurs évoluaient admirablement par des mouvements harmonieusement lents, l’esprit absent et les yeux rougis d’enfièvrement. Ils jonglaient des pieds, balançaient le buste et la tête, cherchaient à entrer en transe. Le chœur était dédié, à la mémoire du saint sidi Ahmed Ben Youcef.
L’engouement domina la marée humaine qui se mouvait en une vague paisible et le subconscient intima des impulsions. Une vingtaine de femmes, qui ne pouvaient se retenir, entrèrent en piste. Elles étaient dans l’ivresse et évoluaient autour des danseurs. Elles avaient des origines espagnoles et s’oubliaient donc à la mélodie des castagnettes, dansaient de bonne grâce, leurs cheveux blonds ou noirs flottants à mesure qu’elles volaient. Elles étaient merveilleuses et donnaient beaucoup d’enthousiasme, orgueilleuses d’être admirées par tous. Les plus belles, d’entre elles, captaient les regards, par leurs formes et leurs attraits : Pauline volait dans sa robe, comme une fée ; la respectable Dolorès évoluait sur place et claquait les talents dans un mouvement soudain ; Christine s’enflammait et entrait en transe ; Graziella, l’italienne, mettait en relief toute sa sensualité. Aucune d’elles ne suffisait à donner, à elle seule, le charme émouvant au spectacle. Elles se complétaient et formaient une même et unique myriade. Elles étaient les couronnes de la fête et, dans la foule, on se poussait, on montait sur ses talents pour les contempler avec un ravissement infini, toujours plus subtil. La joie est ce qu’il y a de plus cher au monde et l’on ne tient pas à vieillir de soucis, on profite de la gaieté, on fuit l’air trop sérieux, ne serait-ce qu’un temps.
La tribune se vida de ses occupants, la foule se fragmentait, mais la fête continuait. Certaines mamans flânaient sur les trottoirs, s’arrêtaient aux vitrines, contemplaient des souvenirs ; quelques unes en achetaient, pressées par leurs gamins, d’autres passaient et sevraient les leurs. Le bazar donnait une touche exceptionnelle d’exotisme, recevait une clientèle exigeante et avisée, présentait des articles merveilleux qui donnaient de l’engouement : des poufs en cuir beiges et marrons, bien rembourrés de coton ; des sacs rouge cuivre ; des produits de dinanderie importés de Syrie. Catherine, la sœur de Martin, faisait un bout de chemin avec le capitaine Paul qui lui montrait les plus belles curiosités du bled. Elle en était ravie et voulait tout acheter et garder un souvenir vivant à Paris, sa ville natale. Juliana, qui n’avait pas le cœur à la fête, désira rentrer chez elle. Elle acheta un ballon et une poupée pour ses enfants, qui la suivirent difficilement. Elle souffrait, la malheureuse, le comportement libertin de son mari qui la trompait, depuis quelque temps. L’idée du bal de ce soir la turlupinait et elle ne parvenait pas à se décider. Elle aimait danser, le faisait merveilleusement. Serait-elle gaie ? Elle n’en savait pas trop. Elle craignait de rencontrer Graziella, la maîtresse de son mari. L’’expérience serait douloureuse. Elle ne la ferait pas, un malheur pourrait se produire. Gaston, son mari, était de nature indélicate. Il n’est pas homme à se soucier de réserve. Il se rue comme un taureau, dès que Graziella l’appelle du petit doigt.
Non loin de là, Hamza et Ali étaient terrés derrière un arbre, dans une rue qui débouchait sur le boulevard Bugeaud et observaient ce qui se passait sur la place publique, sans faire de commentaires. Ils n’avaient pas le cœur à cette fête éclatante, que les Français avaient préparée fébrilement la veille. Ils ne la supportaient pas, ne l’aimaient pas : elle se déroulait sur un sentiment de victoire des colons, qu’il ne parvenait pas à digérer, ni à reconnaître. Ils étaient là par curiosité et espéraient tirer un meilleur enseignement sur leur vainqueur. Les Indigènes l’avaient boycottée comme d’habitude, n’en parlaient pas tellement en bien, incriminaient le Dey de son échec à défendre la place forte d’Alger, dont la puissance maritime restait gravée dans la mémoire collective, par des poésies célèbres de l’époque. La chute d’Alger conservait trop d’amertume, amplifiait les nostalgies, posait la remise en cause constante, incitait aux plus grandes ardeurs. Les Meddahs (poètes) l’avaient si bien immortalisée dans leurs œuvres, qu’elle demeurait la chronique du jour impérissable et relevait le défi, tant le cri du cœur était déchirant. De leur bouche, Hamza en avait appris au souk hebdomadaire ces tristes poésies. Il avait de la mélancolie et récita quelques strophes de poètes anonymes qui furent témoins du désastre.
« Mozghana, qui guérira tes blessures ? (1)
Certes, à celui-là je consacrerai ma vie !
A celui qui fermera les plaies de mon cœur,
Et chassera les Chrétiens loin de tes murs.
Tes défenseurs t’ont trahie,
Sans doute étaient-ils ivres »
Le poète fustigeait et moquait les défenseurs d’Eljazair Mozghana, coupables de haute trahison qui se produisit très tôt, alors même que le débarquement n’était pas totalement achevé, à commencer par un Mameluk du nom de Yusuf d’origine italienne et converti à l’Islam, lequel rallia avec sa petite troupe de 120 Turcs les rangs du général De Bourmont. Yusuf se distingua dans la guerre et s’empara le 27 mars de la Casbah de Bône avec d’Armandy et enrôla les Turcs qui défendaient la ville moyennant écus d’or. La capitulation du dey Houcine ne fut pas la conséquence d’un désastre militaire, car, les capacités de résistance étaient encore grandes. Il fut le fait déterminant d’intelligence avec l’ennemi, ou encore une honteuse soumission de beys pour conserver leur pouvoir, comme si cela pouvait être vrai. Les combats furent violents pendant vingt jours, les pertes de l’ennemi, très importantes. Ce fut le temps de la médiocrité, cause de tous les maux du peuple. Les gouvernants étaient très mal choisis, sans aucun critère digne d’être cité, avec fort clientélisme. Ainsi, le marchand de tabacs Hassan avait été intronisé bey d’Oran. Son goût pour le pouvoir l’avait amené à abdiquer, en jetant son patriotisme dans la rue Philipe où il avait son palais.
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