Puissance du parti colonial
Ismail Urbain est l’homme d’une idée, d’une politique sur la question indigène. Sa théorie consistait à faire évoluer les Musulmans français pour se les concilier définitivement. Il fut l’apôtre d’une Algérie franco-musulmane. Enfant illégitime et mulâtre, il en porta toute sa vie la blessure, la cachant soigneusement, vivant presque dans la réclusion et sans ambition carriériste, par peur de s’expliquer sur sa naissance. Au soir de sa vie, il dit : « J’espérais concilier les Noirs et les Blancs dans une estime réciproque mieux qu’ils ne sont rapprochés dans des amours passagères ». Il agit non en Noir européanisé, mais en défenseur des Arabes d’Algérie, en passionné de la Justice. Adepte du Saint-simonisme dont il accomplit durant quelques mois son noviciat. Sa politique en fit sa postérité. Souvent d’illustres hommes politiques, militaires ou de lettres lui rendirent hommage et en furent peu ou prou inspirés. C’est ainsi qu’il fut de : Albin Rozet, Victor Barrucand, le maréchal Lyautey, vers la fin du 19ème siècle.
La politique d’Albin Rozet est édifiante dans le sens d’une égalité des droits, la séparation des pouvoirs. Sa proposition de loi, déposée le 14 janvier 1909, créa un tsunami de politique coloniale. C’était un réquisitoire contre l’administration algérienne, aux mains des colons dont elle incarnait l’esprit, et contre le régime de l’indigénat. Il condamnait les pouvoirs exorbitants des administrateurs et la confusion des pouvoirs. Il demeurait au fond un assimilationniste. Il voulait réduire le code de l’indigénat et le confier intégralement au juge de paix, d’en retirer définitivement la compétence à l’administrateur. L’administrateur condamnait sans procès-verbal, ni preuve de l’infraction, sans audience publique, sans greffier ni interprète, il jugeait sans appel. Le régime de l’arbitraire incarnait l’infaillibilité de l’administration. (Ageron p.660) : « L’heure a sonné d’édifier une Algérie libérale et d’assurer à nos sujets musulmans les plus indispensables Droits de l’homme, disait-il ». .
Victor Barrucand n’en partageait pas la théorie. Il voulait l’allègement du code de l’indigénat pas sa suppression. Il écrivit au gouverneur général Jonnart pour alléger le code indigène : « A tort ou à raison, notre système algérien est basé sur l’administration. Qu’elle soit donc comme un miroir placé à mi-chemin ; impressionné par la clarté nationale, il saura le transmettre sous l’angle nécessaire. » La loi sur la séparation des congrégations de 1904 et 1905 allait encore créer des remous politiques. Barrucand y vit une probable mesure de libération du culte à condition de lui restituer les biens Hobous. En effet le clergé musulman hiérarchisé était rémunéré par le budget de l’état, alors qu’avant la colonisation il était pris en charge par chaque collectivité. Ce fut alors une occasion pour les Musulmans de revendiquer en permanence ces biens.
La politique scolaire menée montre à quel point les divisions étaient profondes entre ceux qui considéraient que l’école était une arme dangereuse, si elle était ouverte aux Indigènes, dans la mesure où elle permettrait à brève ou longue échéance un facteur de regroupement de leur nationalité. Ils tenaient absolument à garder la supériorité intellectuelle sur les Indigènes et les maintenir dans le statut de sujets. Ils représentaient l’écrasante majorité. Dans la Dépêche coloniale du 24 décembre 1908, W. Marçais y précise l’opinion coloniale : « L’école en Algérie s’adresse à des populations politiquement françaises mais en fait étrangères. Elle doit former des sujets non des citoyens.» Rares quelques voix étaient dissonantes. Parmi celles-ci, on relève le recteur Jeanmaire qui était chargé de la mise en œuvre de la politique scolaire. Il jugeait l’instruction comme une libération et il refusait de parquer les Indigènes comme dans une réserve et dispenser un enseignement au rabais. V. Barrucand le qualifie d’assimilationniste et vraiment à tort. En effet le recteur voulait libérer l’esprit indigène en lui prodiguant un enseignement de qualité, selon toutes les normes pédagogiques en vigueur à l’école française. Jeanmaire lui répond : « je ne crois pas que ce qui fut bon pour nos enfants soit mauvais pour les enfants indigènes. » Il refusa de cautionner la politique scolaire telle que la voulaient les colons et fut démis de ses fonctions par le gouverneur général Jonnart le 5 novembre 1908.
Politique d’association ???
Vers 1900, la politique d’assimilation, tant idéalisée et tant évertuée, montre les limites dans son application. C’était l’impossible fusion qui se mit au grand jour : comment transformer un peuple de croyants en libres penseurs, buveurs de vins ? Les théoriciens semblent bien convaincus de cette voie, combattue et par les colons et par les Indigènes : les premiers craignant de fondre dans la masse majoritaire qui prendrait infailliblement le pouvoir, par les voies démocratiques, les seconds craignant de perdre leur identité. V. Barrucand rejette cette assimilation, il est donc comme tout le monde et ne veut gêner personne. Mais la nouvelle politique adaptée aux indigènes qui veut rapprocher l’indigène dans son propre mode de gouvernance, en somme le garder dans son conservatisme, sans intégrer les bienfaits du progrès de la civilisation occidentale. C’est en somme l’évolution des Musulmans dans leur civilisation. Cette voie est condamnée, combattue par la bourgeoisie métropolitaine, alors que la gauche la voulait. Mais c’était aussi une belle utopie. Certains avancèrent une forme de protectorat, idée qui ne pût germer. Mais cette fameuse association resta tout simplement un concept qui attirait la dérision.
( Barrucand avait été envoyé en 1900 à Alger par la ligue des Droits de l’homme, en qualité de rédacteur en chef du journal du docteur Gérente. La séparation est consommée en 1902, Barrucand reprend à son compte le journal Alakhbar disparu en 1897 et lui donne la forme hebdomadaire ; à partir de 1903, la dernière page est publiée en arabe.) la devise de la publication est : ni exploitation, ni assimilation, association. Il n’avait pas tenté pourtant d’ébaucher une théorie de cette association. C’était une idée qui plaisait sans pour autant avoir un contenu quelconque. Isabelle Eberhardt collabore à ce journal dès l’année 1902.