A l’aube, Fatma se leva très mal en point, réveillée brutalement par de violentes nausées. Son coeur se soulevait, ses yeux étaient écarquillés, sa poitrine s’oppressait, une forte envie la tenaillait pour vomir. Elle quitta précipitamment son lit, tandis que son mari ronflait bruyamment. Elle regagna la courette intérieure, encore plongée dans la pénombre, en alluma la petite lampe murale tenue par un grillage de fortune, regagna le puits, puisa un sceau d’eau, dans un désagréable grincement strident de la poulie, courut vers la rigole du patio, se recroquevilla, enfonça l’index dans sa bouche jusqu’à la gorge et exerça une pression de reflux oesophagique. Aucun reste alimentaire ne fut pourtant rejeté, malgré deux ou trois tentatives. Fortement déçue et davantage amochée, elle rentra dans la cuisine, alluma le faible plafonnier, pulvérisa au pilori des feuilles sèches de genévrier et des zestes de grenade, en avala une cuillère, la première herbe médicinale agissant comme anti-bactérienne, la seconde comme pansement gastrique. Cette recette est efficace pour les diarrhées, connue depuis la nuit du temps. Le goût amer et acide lui provoqua encore une forte envie de vomir. Bientôt, elle sentit le produit se fixer dans son estomac et eut un moment de soulagement.
Commença alors sa longue journée de labeur dans un espace réduit qui muait du ménage propre à l’artisanat traditionnel. D’une pièce d’aluminium, aménagée en petite pelle, elle cura l’âtre de ses cendres volumineuses, y déposa trois grosses bûches en les croisant, en dessous desquelles elle fourra une poignée d’alfa sèche et de Drin, gratta une allumette qui s’éteignit, puis une autre dont elle alluma un bout de papier qu’elle plaça sous les herbes sauvages dont une touffe brilla de petites étincelles écarlates sur lesquelles elle souffla longuement à en perdre haleine. Sa persévérance fut payée : le feu avait prit et crépitait. Elle installa ensuite le trépied sur lequel elle déposa la bouilloire pleine d’eau, puis tira à elle une peau de brebis sur laquelle elle s’assit en face de la cheminée, sentit une doucereuse chaleur la pénétrer agréablement qui lui prodiguait un léger assoupissement. Quelques minutes passèrent dans un silence monotone et la bouilloire se mit à ronronner. Fatma emplit une tasse d’eau chaude, regagna la chambre à bois dont elle alluma le plafonnier, entra dans le cabinet séparé par un muret, y fit ses ablutions.
Toujours dans le dépôt à bois, qui servait également de petite écurie qui abritait deux brebis et deux chèvres. Fatma dénoua un sac d’orge, en prit des rations qu’elle éparpilla dans la mangeoire. Elle ramena un sceau d’eau qu’elle vida dans une vielle bassine. Le petit troupeau s’abreuva et se nourrit. Fatma alla chercher encore un ustensile en alfa, s’approcha des bêtes et commença à les traire. Puis elle ouvrit la porte d’entrée et les laissa sortir pour aller paître avec le troupeau du ksar. La production laitière était d’un demi litre, mais suffisante à la consommation journalière de son foyer en petit lait et en beurre.
Dans la cuisine, elle pulvérisa du café en grains dans un vieux mortier en fonte, dur et lourd, mit trois cuillères en poudre dans une cafetière qu’elle laissa bouillir au coin du feu. Elle coupa une tranche de galette rassise qui était rangée dans une serviette en grosse laine teintée complètement en rouge altéré par les nombreuses lessives que cette étoffe subissait. Elle prit son petit déjeuner dans le calme des primes aurores, tantôt somnolente, tantôt rêveuse, comme si elle méditait sur sa fatale destinée soumise à l’homme depuis la nuit des temps, comme si elle cherchait à établir la priorité de ses nombreuses taches domestiques. Elle se leva héroïquement, résolue à battre laborieusement son label fatigant du jour.
Dans un angle, était rangé un gros sac tissé en poils de chameau, couvert d’une pièce de popeline blanche, d’une contenance de deux cents kilos, à moitié plein de blé. Trop de sacs ! Point de meubles. Elle se débrouillait comme toute femme de foyer à qui manquent les sous pour pouvoir ordonner ses affaires. Elle s’inclinait aussi à son sort indigent, car elle n’avait point la possibilité de le changer, ni de l’améliorer. Ses envies restaient omises dans sa mémoire, occultées. Ni robes, ni bijoux ne la tentaient. Elle en avait oublié l’existence et ceux qu’elle voyait chez d’autres femmes ne représentaient plus aucune valeur. Sa seule satisfaction ici-bas émanait de ses enfants qui faisaient son bonheur. Elle les aimait plus que la prunelle de ses yeux, plus que son propre mari avec lequel elle était tout simplement liée par un contrat de mariage que la pauvreté, endurée des années, avait fragilisé.
Elle prit une mesure de cinq kg de blé et s’assit près de la meule à grains, une jambe allongée, l’autre rabattue en arrière, le talon collé à son sexe. De la main gauche, elle en emplit l’orifice et de la droite elle faisait tourner avec le mancheron la grosse pierre. Ca roulait bruyamment, ça ronflait comme une portée de chatons. Le bras de Fatma tournait sans arrêt, faisant des demi cercles dans un mouvement ininterrompu qui lui raidissait le muscle et lui étirait la cage thoracique, ainsi que le sein. Il se dégageait une odeur acre qui lui picotait les poumons et provoquait de petites quintes de toux. Le bruit n’avait rien de musical ni de romantique. Mais il était assourdissant et ce rituel affectait à la longue le sens auditif. Au fur et à mesure qu’elle battait besogne, elle récupérait dans une bassine la semoule qui débordait sur les côtés. Longtemps, près d’une heure, elle manoeuvra son équipement traditionnel, à tel point qu’elle en ressentait une sorte de foulure au poignet qui lui donnait une douleur vive.
Enfin, elle termina. Elle n’éprouva ni soupir ni soulagement, alors que les efforts colossaux consumaient son énergie. Elle était bien à plaindre, n’ayant ni fille pour l’aider, ni sous pour employer une travailleuse occasionnelle. Elle récupéra la grosse semoule, nettoya la meule, l’asticota même. Elle emplit le tamis et à mesure qu’elle le secouait énergiquement, la fine semoule tombait dans un plat en alfa. Une odeur acre se dégageait et irritait ses poumons. Une poudre blanche volait et collait à sa robe.
Dans une bassine circulaire, elle mit quatre mesures de farine, y ajouta du sel et la levure de bière, y versa un peu d’eau, mélangea le tout et commença à pétrir la patte. Ses bras allaient et venaient, dans un mouvement ininterrompu, alors que son buste restait penché et son dos très incliné. Elle ne portait pas de tablier ; en revanche ses cheveux étaient couverts entièrement d’un foulard. Elle ne suait pas, ne se reposait pas, ne soufflait pas une minute. Elle savait cependant maîtriser sa fatigue. C’était la femme idéale qui porte le faix de la vie avec son homme sans geindre. Elle façonna cinq galettes et les laissa lever sur une planche près de la cheminée. Elle sortit ensuite au patio, disposa trois bûches dans le four de terre, y ajouta de l’alfa séché, alluma le feu qu’elle aidait à prendre en soufflant plusieurs fois. Sa respiration haletait et ses yeux larmoyaient. Enfin, elle cria victoire.
Le jour entrait dans son cycle, la pénombre se levait, les premiers rayons du soleil pointaient, la vie reprenait son cours, un coq chantait, les voix du voisinage s’entendaient, un mortier ou une meule en action résonnait assourdissant. Il faisait froid, la gelée en fondant donnait un souffle glacial. Les trois enfants de Fatma, mal réveillés, plus paresseux que turbulents, firent leur petite toilette. Ils baillaient bruyamment, s’étiraient sans cesse, ne disaient rien. Au coin du feu, elle leur changea de chemise et de tricot. Découverts, ils sentirent un coup de froid les cingler au dos, à la poitrine et se rapprochèrent davantage de la cheminée. Ils enfilèrent rapidement leurs effets et leur djellaba. Ils prirent ensuite chacun un bol de café noir un morceau de galette restée de la veille qu’elle oignit maigrement de beurre. Ils s’en allèrent ensuite du pas léger et turbulent d’enfant à l’école.