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Djillali Boukadir, extr Margueritte t1,Ahmed Bencherif
La voix retentit de nouveau : « Affaire 285, Djillali Bou Kaddir ». Le nom était inconnu dans la contrée et le public s’interrogeait du regard. Il n’évoquait rien, sauf le nom d’une localité lointaine pour ceux qui la connaissaient. La rumeur en avait déjà fait la légende, le bandit de la brousse, dangereux et hardi, échappé de la Guyane contre toutes prétentions de ses geôliers. Traverser les océans dans un voilier exposé en permanence aux tempêtes, parcourir des milliers de km en Afrique, dans la jungle infestée de bêtes fauves, puis dans le désert brûlant, ce n’était pas une mince affaire. C’était un exploit extraordinaire et, lui, un surhomme. Malgré son banditisme certain ou prétendu, il forçait l’admiration des gens. Personne n’avait quitté le tribunal, tous voulaient le voir et connaître sa destinée.
Il parut au chambranle de la porte de service, soutenu par deux gardes : le temps se figea, la terre cessa de tourner, les regards furent suspendus à la forte vision, la mouche ne volait plus. L’homme traînait le pas, aussi léger qu’une feuille morte, ses jambes amorphes ne le portaient pas, son dos recourbé se déformait, ses bras retombaient mollement, le sang n’irriguait pas son visage, sa vue confondait les êtres et les choses, ses yeux embués de détresse clignaient, ses paupières se rabattaient lourdement par intermittence. Etait-il de la condition humaine ? Son état physique ne l’indiquait pas. C’était un corps décharné, aussi honteux que cela fût, une charpente osseuse cramoisie, un squelette vivant qui craquait à chaque mouvement et créait de l’épouvante.
« C’est toi, Djillali Bou Kaddir, s’enquit le juge, d’une voix anxieuse ».
L’homme semblait atteint de surdité. Ses oreilles vrombissaient, la suée inonda son front, son cœur battait imperceptiblement, ses entrailles se crispaient et se tordaient. Alors, seulement, il ressentit une atroce douleur au ventre ; sa peau changea de couleurs plusieurs fois, du bleu acier au jaune pâle. Il fit un effort surhumain pour comprimer ses geignements, sa bouche restait entrouverte et gardait prisonniers tous les sons plaintifs. Il se débattait entre l’inconscient et l’état d’éveil, vacillait comme un voilier en naufrage, titubait comme s’il avait des pieds d’argile. Cependant, une force inconnue le maintenait debout, que lui-même ne connaissait pas, la force de l’opprimé qui végétait dans son subconscient et vivait dans sa chair amenuisée, coulait dans ses veines, plus consistante que son propre sang raréfié. Djillali luttait jusqu’à la dernière fibre de soi-même, contre son oppresseur qui voulait l’anéantir. C’était là un combat permanent entre deux volontés opposées dont triomphera celle qui refusa la tyrannie.
Djllali souffrait-il d’un cancer qui en provoquait la destruction lente, d’une maladie dont le remède n’était pas mis au point ? La providence l’en avait épargné, prolongeait indéfiniment ses jours insipides et son agonie pénible. Sa douleur restait profonde et les implorations, qu’il murmurait, montaient toujours plus haut dans le ciel. Un virus avait attaqué son père qui en mourut, désespéré. Ce même virus le rongeait à son tour, en dévorait les organes, l’un après l’autre, en accaparait la pensée. Djillali vivait l’enfer sur terre, dont les flammes le brûlaient et le calcinaient. Il subissait par la main de l’homme des châtiments terrifiants que la clémence divine ne puisse infliger à ses propres créatures, car Dieu ordonna de faire seulement le bien sur terre. Djillali aimait la vie et s’y cramponnait, adorait sa patrie meurtrie et en ressentait les gémissements. Le mal du colonialisme l’agressait sans fin et jusque dans son sommeil constamment troublé, lui ôta l’habit et le traînait impudemment nu, lui cousait la bouche, l’avait littéralement soudé au carcan. Il le transforma en être inconnu de la création, autre chose qu’un humain, autre chose qu’un animal, parce que ceux-ci mangent et boivent.
Djillali se démenait comme un forçat pour récolter du blé sur les piedmonts rocailleux, dépensait vainement ses énergies pour dépierrer et débroussailler, mais le semis ne connut pas d’éclosion. Le colonisateur lui confisqua ses terres fertiles, ses points d’eau et lui dit avec moquerie méprisante : « Indigène, la pierre produit du blé et de l’orge ; elle fera ta prospérité. » Il le chassa à la baïonnette et le pourchassa au canon, le refoula vers les terres incultes, toujours plus loin, là où la végétation vivace et la roche dure usent les efforts. Djillali peinait l’an entier dans la vallée du Chélif, mais la pierre ne produisait pas de blé, d’orge. Ce n’était qu’un mensonge parmi d’autres qu’inventait son agresseur. La sécheresse l’éprouvait et persistait, il s’obstinait à rendre cette pierre clémente. Alors, la terre se gerça, dégagea des pellicules poudreuses que balayait le sirocco brûlant. Les plants ne repoussaient plus, l’herbe se faisait rare, son petit troupeau fut décimé. La vallée du Chélif faisait désormais peur, les solos ne contenaient plus de grains et les réserves pour les années de disette furent épuisées.
Le désastre était violent à la veille du vingtième siècle, à l’heure de l’évolution positive de la pensée humaine. Djillali connut un sort tragique, sa tribu et d’autres, innombrables, n’y échappèrent pas. Les celliers se vidèrent et chacun luttait pour sa propre survie, comma au jour de la résurrection, la solidarité du groupe ne se manifestait pas, parce qu’il n’y avait rien à partager ; l’aumône avait perdu sa raison d’être, parce qu’il n y avait plus rien à donner. La vallée du Chélif fut déshumanisée, ravagée de fond en comble par la famine. Des hommes, des femmes et des enfants faméliques abandonnaient leurs logis, marchaient le long des routes et des sentiers, à la recherche d’un bout de pain ; ils se nourrissaient d’herbes et de baies, ne terminaient pas leur voyage, ils succombaient aux affres de la faim et mouraient, leurs dépouilles, exposées aux charognards. Les malheureux perdirent même leur droit sacré aux funérailles et des milliers de cadavres isolés ou groupés jonchaient la nature, la mère de tous les hommes.
Dans la région du Chélif, les maires du gouvernement civil, télégraphiaient au gouverneur général et lui signifiaient les mesures d’urgence prises : ils n’ouvraient pas de soupes populaires, interdisaient l’accès aux villes et villages aux légions d’affamés qui circulaient comme des ombres, afin de préserver la beauté des places et des jardins publics. L’Algérie entière entendait les lamentations des infortunés et le peuple, considéré barbare par le conquérant, découvrait, dans l’effroi, la vraie nature de ses geôliers, prétendus émancipateurs. Le gouverneur général, quant à lui, ne trouva pas mieux que d’allouer des crédits de semence, alors que des gens mouraient et ne verraient jamais la prochaine récolte. Ah ! Quelle tragique ironie ! Nos prétendus bienfaiteurs, venus nous délivrer du joug des Turcs, ne prirent point de mesures pour apaiser les affamés. Ils cherchaient au contraire à nous exterminer et la famine leur rendait ce précieux concours, qu’ils espéraient durer le plus longtemps possible.
- C’est toi, Djillali Bou Kaddir, dit le juge,
La voix retentit de nouveau : « Affaire 285, Djillali Bou Kaddir ». Le nom était inconnu dans la contrée et le public s’interrogeait du regard. Il n’évoquait rien, sauf le nom d’une localité lointaine pour ceux qui la connaissaient. La rumeur en avait déjà fait la légende, le bandit de la brousse, dangereux et hardi, échappé de la Guyane contre toutes prétentions de ses geôliers. Traverser les océans dans un voilier exposé en permanence aux tempêtes, parcourir des milliers de km en Afrique, dans la jungle infestée de bêtes fauves, puis dans le désert brûlant, ce n’était pas une mince affaire. C’était un exploit extraordinaire et, lui, un surhomme. Malgré son banditisme certain ou prétendu, il forçait l’admiration des gens. Personne n’avait quitté le tribunal, tous voulaient le voir et connaître sa destinée.
Il parut au chambranle de la porte de service, soutenu par deux gardes : le temps se figea, la terre cessa de tourner, les regards furent suspendus à la forte vision, la mouche ne volait plus. L’homme traînait le pas, aussi léger qu’une feuille morte, ses jambes amorphes ne le portaient pas, son dos recourbé se déformait, ses bras retombaient mollement, le sang n’irriguait pas son visage, sa vue confondait les êtres et les choses, ses yeux embués de détresse clignaient, ses paupières se rabattaient lourdement par intermittence. Etait-il de la condition humaine ? Son état physique ne l’indiquait pas. C’était un corps décharné, aussi honteux que cela fût, une charpente osseuse cramoisie, un squelette vivant qui craquait à chaque mouvement et créait de l’épouvante.
« C’est toi, Djillali Bou Kaddir, s’enquit le juge, d’une voix anxieuse ».
L’homme semblait atteint de surdité. Ses oreilles vrombissaient, la suée inonda son front, son cœur battait imperceptiblement, ses entrailles se crispaient et se tordaient. Alors, seulement, il ressentit une atroce douleur au ventre ; sa peau changea de couleurs plusieurs fois, du bleu acier au jaune pâle. Il fit un effort surhumain pour comprimer ses geignements, sa bouche restait entrouverte et gardait prisonniers tous les sons plaintifs. Il se débattait entre l’inconscient et l’état d’éveil, vacillait comme un voilier en naufrage, titubait comme s’il avait des pieds d’argile. Cependant, une force inconnue le maintenait debout, que lui-même ne connaissait pas, la force de l’opprimé qui végétait dans son subconscient et vivait dans sa chair amenuisée, coulait dans ses veines, plus consistante que son propre sang raréfié. Djillali luttait jusqu’à la dernière fibre de soi-même, contre son oppresseur qui voulait l’anéantir. C’était là un combat permanent entre deux volontés opposées dont triomphera celle qui refusa la tyrannie.
Djllali souffrait-il d’un cancer qui en provoquait la destruction lente, d’une maladie dont le remède n’était pas mis au point ? La providence l’en avait épargné, prolongeait indéfiniment ses jours insipides et son agonie pénible. Sa douleur restait profonde et les implorations, qu’il murmurait, montaient toujours plus haut dans le ciel. Un virus avait attaqué son père qui en mourut, désespéré. Ce même virus le rongeait à son tour, en dévorait les organes, l’un après l’autre, en accaparait la pensée. Djillali vivait l’enfer sur terre, dont les flammes le brûlaient et le calcinaient. Il subissait par la main de l’homme des châtiments terrifiants que la clémence divine ne puisse infliger à ses propres créatures, car Dieu ordonna de faire seulement le bien sur terre. Djillali aimait la vie et s’y cramponnait, adorait sa patrie meurtrie et en ressentait les gémissements. Le mal du colonialisme l’agressait sans fin et jusque dans son sommeil constamment troublé, lui ôta l’habit et le traînait impudemment nu, lui cousait la bouche, l’avait littéralement soudé au carcan. Il le transforma en être inconnu de la création, autre chose qu’un humain, autre chose qu’un animal, parce que ceux-ci mangent et boivent.
Djillali se démenait comme un forçat pour récolter du blé sur les piedmonts rocailleux, dépensait vainement ses énergies pour dépierrer et débroussailler, mais le semis ne connut pas d’éclosion. Le colonisateur lui confisqua ses terres fertiles, ses points d’eau et lui dit avec moquerie méprisante : « Indigène, la pierre produit du blé et de l’orge ; elle fera ta prospérité. » Il le chassa à la baïonnette et le pourchassa au canon, le refoula vers les terres incultes, toujours plus loin, là où la végétation vivace et la roche dure usent les efforts. Djillali peinait l’an entier dans la vallée du Chélif, mais la pierre ne produisait pas de blé, d’orge. Ce n’était qu’un mensonge parmi d’autres qu’inventait son agresseur. La sécheresse l’éprouvait et persistait, il s’obstinait à rendre cette pierre clémente. Alors, la terre se gerça, dégagea des pellicules poudreuses que balayait le sirocco brûlant. Les plants ne repoussaient plus, l’herbe se faisait rare, son petit troupeau fut décimé. La vallée du Chélif faisait désormais peur, les solos ne contenaient plus de grains et les réserves pour les années de disette furent épuisées.
Le désastre était violent à la veille du vingtième siècle, à l’heure de l’évolution positive de la pensée humaine. Djillali connut un sort tragique, sa tribu et d’autres, innombrables, n’y échappèrent pas. Les celliers se vidèrent et chacun luttait pour sa propre survie, comma au jour de la résurrection, la solidarité du groupe ne se manifestait pas, parce qu’il n’y avait rien à partager ; l’aumône avait perdu sa raison d’être, parce qu’il n y avait plus rien à donner. La vallée du Chélif fut déshumanisée, ravagée de fond en comble par la famine. Des hommes, des femmes et des enfants faméliques abandonnaient leurs logis, marchaient le long des routes et des sentiers, à la recherche d’un bout de pain ; ils se nourrissaient d’herbes et de baies, ne terminaient pas leur voyage, ils succombaient aux affres de la faim et mouraient, leurs dépouilles, exposées aux charognards. Les malheureux perdirent même leur droit sacré aux funérailles et des milliers de cadavres isolés ou groupés jonchaient la nature, la mère de tous les hommes.
Dans la région du Chélif, les maires du gouvernement civil, télégraphiaient au gouverneur général et lui signifiaient les mesures d’urgence prises : ils n’ouvraient pas de soupes populaires, interdisaient l’accès aux villes et villages aux légions d’affamés qui circulaient comme des ombres, afin de préserver la beauté des places et des jardins publics. L’Algérie entière entendait les lamentations des infortunés et le peuple, considéré barbare par le conquérant, découvrait, dans l’effroi, la vraie nature de ses geôliers, prétendus émancipateurs. Le gouverneur général, quant à lui, ne trouva pas mieux que d’allouer des crédits de semence, alors que des gens mouraient et ne verraient jamais la prochaine récolte. Ah ! Quelle tragique ironie ! Nos prétendus bienfaiteurs, venus nous délivrer du joug des Turcs, ne prirent point de mesures pour apaiser les affamés. Ils cherchaient au contraire à nous exterminer et la famine leur rendait ce précieux concours, qu’ils espéraient durer le plus longtemps possible.
- C’est toi, Djillali Bou Kaddir, dit le juge,
La voix retentit de nouveau : « Affaire 285, Djillali Bou Kaddir ». Le nom était inconnu dans la contrée et le public s’interrogeait du regard. Il n’évoquait rien, sauf le nom d’une localité lointaine pour ceux qui la connaissaient. La rumeur en avait déjà fait la légende, le bandit de la brousse, dangereux et hardi, échappé de la Guyane contre toutes prétentions de ses geôliers. Traverser les océans dans un voilier exposé en permanence aux tempêtes, parcourir des milliers de km en Afrique, dans la jungle infestée de bêtes fauves, puis dans le désert brûlant, ce n’était pas une mince affaire. C’était un exploit extraordinaire et, lui, un surhomme. Malgré son banditisme certain ou prétendu, il forçait l’admiration des gens. Personne n’avait quitté le tribunal, tous voulaient le voir et connaître sa destinée.
Il parut au chambranle de la porte de service, soutenu par deux gardes : le temps se figea, la terre cessa de tourner, les regards furent suspendus à la forte vision, la mouche ne volait plus. L’homme traînait le pas, aussi léger qu’une feuille morte, ses jambes amorphes ne le portaient pas, son dos recourbé se déformait, ses bras retombaient mollement, le sang n’irriguait pas son visage, sa vue confondait les êtres et les choses, ses yeux embués de détresse clignaient, ses paupières se rabattaient lourdement par intermittence. Etait-il de la condition humaine ? Son état physique ne l’indiquait pas. C’était un corps décharné, aussi honteux que cela fût, une charpente osseuse cramoisie, un squelette vivant qui craquait à chaque mouvement et créait de l’épouvante.
« C’est toi, Djillali Bou Kaddir, s’enquit le juge, d’une voix anxieuse ».
L’homme semblait atteint de surdité. Ses oreilles vrombissaient, la suée inonda son front, son cœur battait imperceptiblement, ses entrailles se crispaient et se tordaient. Alors, seulement, il ressentit une atroce douleur au ventre ; sa peau changea de couleurs plusieurs fois, du bleu acier au jaune pâle. Il fit un effort surhumain pour comprimer ses geignements, sa bouche restait entrouverte et gardait prisonniers tous les sons plaintifs. Il se débattait entre l’inconscient et l’état d’éveil, vacillait comme un voilier en naufrage, titubait comme s’il avait des pieds d’argile. Cependant, une force inconnue le maintenait debout, que lui-même ne connaissait pas, la force de l’opprimé qui végétait dans son subconscient et vivait dans sa chair amenuisée, coulait dans ses veines, plus consistante que son propre sang raréfié. Djillali luttait jusqu’à la dernière fibre de soi-même, contre son oppresseur qui voulait l’anéantir. C’était là un combat permanent entre deux volontés opposées dont triomphera celle qui refusa la tyrannie.
Djllali souffrait-il d’un cancer qui en provoquait la destruction lente, d’une maladie dont le remède n’était pas mis au point ? La providence l’en avait épargné, prolongeait indéfiniment ses jours insipides et son agonie pénible. Sa douleur restait profonde et les implorations, qu’il murmurait, montaient toujours plus haut dans le ciel. Un virus avait attaqué son père qui en mourut, désespéré. Ce même virus le rongeait à son tour, en dévorait les organes, l’un après l’autre, en accaparait la pensée. Djillali vivait l’enfer sur terre, dont les flammes le brûlaient et le calcinaient. Il subissait par la main de l’homme des châtiments terrifiants que la clémence divine ne puisse infliger à ses propres créatures, car Dieu ordonna de faire seulement le bien sur terre. Djillali aimait la vie et s’y cramponnait, adorait sa patrie meurtrie et en ressentait les gémissements. Le mal du colonialisme l’agressait sans fin et jusque dans son sommeil constamment troublé, lui ôta l’habit et le traînait impudemment nu, lui cousait la bouche, l’avait littéralement soudé au carcan. Il le transforma en être inconnu de la création, autre chose qu’un humain, autre chose qu’un animal, parce que ceux-ci mangent et boivent.
Djillali se démenait comme un forçat pour récolter du blé sur les piedmonts rocailleux, dépensait vainement ses énergies pour dépierrer et débroussailler, mais le semis ne connut pas d’éclosion. Le colonisateur lui confisqua ses terres fertiles, ses points d’eau et lui dit avec moquerie méprisante : « Indigène, la pierre produit du blé et de l’orge ; elle fera ta prospérité. » Il le chassa à la baïonnette et le pourchassa au canon, le refoula vers les terres incultes, toujours plus loin, là où la végétation vivace et la roche dure usent les efforts. Djillali peinait l’an entier dans la vallée du Chélif, mais la pierre ne produisait pas de blé, d’orge. Ce n’était qu’un mensonge parmi d’autres qu’inventait son agresseur. La sécheresse l’éprouvait et persistait, il s’obstinait à rendre cette pierre clémente. Alors, la terre se gerça, dégagea des pellicules poudreuses que balayait le sirocco brûlant. Les plants ne repoussaient plus, l’herbe se faisait rare, son petit troupeau fut décimé. La vallée du Chélif faisait désormais peur, les solos ne contenaient plus de grains et les réserves pour les années de disette furent épuisées.
Le désastre était violent à la veille du vingtième siècle, à l’heure de l’évolution positive de la pensée humaine. Djillali connut un sort tragique, sa tribu et d’autres, innombrables, n’y échappèrent pas. Les celliers se vidèrent et chacun luttait pour sa propre survie, comma au jour de la résurrection, la solidarité du groupe ne se manifestait pas, parce qu’il n’y avait rien à partager ; l’aumône avait perdu sa raison d’être, parce qu’il n y avait plus rien à donner. La vallée du Chélif fut déshumanisée, ravagée de fond en comble par la famine. Des hommes, des femmes et des enfants faméliques abandonnaient leurs logis, marchaient le long des routes et des sentiers, à la recherche d’un bout de pain ; ils se nourrissaient d’herbes et de baies, ne terminaient pas leur voyage, ils succombaient aux affres de la faim et mouraient, leurs dépouilles, exposées aux charognards. Les malheureux perdirent même leur droit sacré aux funérailles et des milliers de cadavres isolés ou groupés jonchaient la nature, la mère de tous les hommes.
Dans la région du Chélif, les maires du gouvernement civil, télégraphiaient au gouverneur général et lui signifiaient les mesures d’urgence prises : ils n’ouvraient pas de soupes populaires, interdisaient l’accès aux villes et villages aux légions d’affamés qui circulaient comme des ombres, afin de préserver la beauté des places et des jardins publics. L’Algérie entière entendait les lamentations des infortunés et le peuple, considéré barbare par le conquérant, découvrait, dans l’effroi, la vraie nature de ses geôliers, prétendus émancipateurs. Le gouverneur général, quant à lui, ne trouva pas mieux que d’allouer des crédits de semence, alors que des gens mouraient et ne verraient jamais la prochaine récolte. Ah ! Quelle tragique ironie ! Nos prétendus bienfaiteurs, venus nous délivrer du joug des Turcs, ne prirent point de mesures pour apaiser les affamés. Ils cherchaient au contraire à nous exterminer et la famine leur rendait ce précieux concours, qu’ils espéraient durer le plus longtemps possible.
- C’est toi, Djillali Bou Kaddir, dit le juge,
La voix retentit de nouveau : « Affaire 285, Djillali Bou Kaddir ». Le nom était inconnu dans la contrée et le public s’interrogeait du regard. Il n’évoquait rien, sauf le nom d’une localité lointaine pour ceux qui la connaissaient. La rumeur en avait déjà fait la légende, le bandit de la brousse, dangereux et hardi, échappé de la Guyane contre toutes prétentions de ses geôliers. Traverser les océans dans un voilier exposé en permanence aux tempêtes, parcourir des milliers de km en Afrique, dans la jungle infestée de bêtes fauves, puis dans le désert brûlant, ce n’était pas une mince affaire. C’était un exploit extraordinaire et, lui, un surhomme. Malgré son banditisme certain ou prétendu, il forçait l’admiration des gens. Personne n’avait quitté le tribunal, tous voulaient le voir et connaître sa destinée.
Il parut au chambranle de la porte de service, soutenu par deux gardes : le temps se figea, la terre cessa de tourner, les regards furent suspendus à la forte vision, la mouche ne volait plus. L’homme traînait le pas, aussi léger qu’une feuille morte, ses jambes amorphes ne le portaient pas, son dos recourbé se déformait, ses bras retombaient mollement, le sang n’irriguait pas son visage, sa vue confondait les êtres et les choses, ses yeux embués de détresse clignaient, ses paupières se rabattaient lourdement par intermittence. Etait-il de la condition humaine ? Son état physique ne l’indiquait pas. C’était un corps décharné, aussi honteux que cela fût, une charpente osseuse cramoisie, un squelette vivant qui craquait à chaque mouvement et créait de l’épouvante.
« C’est toi, Djillali Bou Kaddir, s’enquit le juge, d’une voix anxieuse ».
L’homme semblait atteint de surdité. Ses oreilles vrombissaient, la suée inonda son front, son cœur battait imperceptiblement, ses entrailles se crispaient et se tordaient. Alors, seulement, il ressentit une atroce douleur au ventre ; sa peau changea de couleurs plusieurs fois, du bleu acier au jaune pâle. Il fit un effort surhumain pour comprimer ses geignements, sa bouche restait entrouverte et gardait prisonniers tous les sons plaintifs. Il se débattait entre l’inconscient et l’état d’éveil, vacillait comme un voilier en naufrage, titubait comme s’il avait des pieds d’argile. Cependant, une force inconnue le maintenait debout, que lui-même ne connaissait pas, la force de l’opprimé qui végétait dans son subconscient et vivait dans sa chair amenuisée, coulait dans ses veines, plus consistante que son propre sang raréfié. Djillali luttait jusqu’à la dernière fibre de soi-même, contre son oppresseur qui voulait l’anéantir. C’était là un combat permanent entre deux volontés opposées dont triomphera celle qui refusa la tyrannie.
Djllali souffrait-il d’un cancer qui en provoquait la destruction lente, d’une maladie dont le remède n’était pas mis au point ? La providence l’en avait épargné, prolongeait indéfiniment ses jours insipides et son agonie pénible. Sa douleur restait profonde et les implorations, qu’il murmurait, montaient toujours plus haut dans le ciel. Un virus avait attaqué son père qui en mourut, désespéré. Ce même virus le rongeait à son tour, en dévorait les organes, l’un après l’autre, en accaparait la pensée. Djillali vivait l’enfer sur terre, dont les flammes le brûlaient et le calcinaient. Il subissait par la main de l’homme des châtiments terrifiants que la clémence divine ne puisse infliger à ses propres créatures, car Dieu ordonna de faire seulement le bien sur terre. Djillali aimait la vie et s’y cramponnait, adorait sa patrie meurtrie et en ressentait les gémissements. Le mal du colonialisme l’agressait sans fin et jusque dans son sommeil constamment troublé, lui ôta l’habit et le traînait impudemment nu, lui cousait la bouche, l’avait littéralement soudé au carcan. Il le transforma en être inconnu de la création, autre chose qu’un humain, autre chose qu’un animal, parce que ceux-ci mangent et boivent.
Djillali se démenait comme un forçat pour récolter du blé sur les piedmonts rocailleux, dépensait vainement ses énergies pour dépierrer et débroussailler, mais le semis ne connut pas d’éclosion. Le colonisateur lui confisqua ses terres fertiles, ses points d’eau et lui dit avec moquerie méprisante : « Indigène, la pierre produit du blé et de l’orge ; elle fera ta prospérité. » Il le chassa à la baïonnette et le pourchassa au canon, le refoula vers les terres incultes, toujours plus loin, là où la végétation vivace et la roche dure usent les efforts. Djillali peinait l’an entier dans la vallée du Chélif, mais la pierre ne produisait pas de blé, d’orge. Ce n’était qu’un mensonge parmi d’autres qu’inventait son agresseur. La sécheresse l’éprouvait et persistait, il s’obstinait à rendre cette pierre clémente. Alors, la terre se gerça, dégagea des pellicules poudreuses que balayait le sirocco brûlant. Les plants ne repoussaient plus, l’herbe se faisait rare, son petit troupeau fut décimé. La vallée du Chélif faisait désormais peur, les solos ne contenaient plus de grains et les réserves pour les années de disette furent épuisées.
Le désastre était violent à la veille du vingtième siècle, à l’heure de l’évolution positive de la pensée humaine. Djillali connut un sort tragique, sa tribu et d’autres, innombrables, n’y échappèrent pas. Les celliers se vidèrent et chacun luttait pour sa propre survie, comma au jour de la résurrection, la solidarité du groupe ne se manifestait pas, parce qu’il n’y avait rien à partager ; l’aumône avait perdu sa raison d’être, parce qu’il n y avait plus rien à donner. La vallée du Chélif fut déshumanisée, ravagée de fond en comble par la famine. Des hommes, des femmes et des enfants faméliques abandonnaient leurs logis, marchaient le long des routes et des sentiers, à la recherche d’un bout de pain ; ils se nourrissaient d’herbes et de baies, ne terminaient pas leur voyage, ils succombaient aux affres de la faim et mouraient, leurs dépouilles, exposées aux charognards. Les malheureux perdirent même leur droit sacré aux funérailles et des milliers de cadavres isolés ou groupés jonchaient la nature, la mère de tous les hommes.
Dans la région du Chélif, les maires du gouvernement civil, télégraphiaient au gouverneur général et lui signifiaient les mesures d’urgence prises : ils n’ouvraient pas de soupes populaires, interdisaient l’accès aux villes et villages aux légions d’affamés qui circulaient comme des ombres, afin de préserver la beauté des places et des jardins publics. L’Algérie entière entendait les lamentations des infortunés et le peuple, considéré barbare par le conquérant, découvrait, dans l’effroi, la vraie nature de ses geôliers, prétendus émancipateurs. Le gouverneur général, quant à lui, ne trouva pas mieux que d’allouer des crédits de semence, alors que des gens mouraient et ne verraient jamais la prochaine récolte. Ah ! Quelle tragique ironie ! Nos prétendus bienfaiteurs, venus nous délivrer du joug des Turcs, ne prirent point de mesures pour apaiser les affamés. Ils cherchaient au contraire à nous exterminer et la famine leur rendait ce précieux concours, qu’ils espéraient durer le plus longtemps possible.
- C’est toi, Djillali Bou Kaddir, dit le juge,
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