Malgré les débuts de la saison d’automne, le mois d’octobre était particulièrement chaud et l’on buvait énormément d’eau. Hamza formait équipe avec Karim et Riyahi. Celui-ci n’avait plus d’angoisses identitaires, louait le sacrifice de sa tribu enfumée et en était fier. Souvent il faisait un petit pèlerinage à la grotte de la mort et honorait la mémoire des siens. Il vivait normalement et ne regrettait guère les souffrances qu’il avait endurées des années durant. Il parlait, riait, souriait. Il était redevenu l’humain ordinaire, avec ses propres défauts et qualités. Quant à la bonhomie de Karim, elle ne mourut jamais, comme ses errances à travers les campements, en quête de fêtes festives pour échapper aux emprises de sa diète chronique, glaner des nouvelles fraîches, des blagues, des anecdotes. Il raconta à Hamza que l’éternel amoureux et poète Sayed mourut l’année passée, puis il chanta quelques couplets de l’ode qui avait atteint le sommet de la célébrité et faisait pressentir, aux poètes avertis, la résonance des sept grandes odes arabes.
Le campement n’avait pas non plus la même dimension de grandeur et seulement trois tentes étaient montées ; certains copropriétaires qui vivaient principalement d’élevage avaient regagné le Sahara pour y passer l’hiver et engraisser leurs troupeaux, à l’abri du froid, des gelées et des tempêtes de neige. Celle du Moqadem était présente, distinguée par sa générosité. Fatima était venue. Il y avait moins de femmes et d’enfants, leurs chahuts étaient moins intenses et cadraient avec la monotonie de la saison. La Douja ne sortait plus à la campagne, fragilisée par la vieillesse ; un pur sang avait remplacé le barbe qui mourut l’année passée ; la nourriture était préparée et servie abondamment de façon rigide par les femmes, comme si celles-ci eussent été dans une popote militaire.
Les derniers arpents emblavés, les ouvriers se restaurèrent en début d’après-midi, dans le petit bois. Ils furent très contents de retrouver Hamza qu’ils sublimaient désormais : chacun lui posait plus d’une question sur sa longue absence, son apprentissage, ses projets. Il leur paraissait fort et docte et sa compagnie était jugée intéressante et instructive par tous. Autour d’un thé, ils l’exhortèrent pour leur donner un cours et les éclairer sur leur religion : « quelle était la meilleure manière de faire les ablutions, comment redresser une prière erronée ? » Hamza répondit que la pratique du culte ne nécessitait pas des connaissances élevées, car les règles sont assimilables par le croyant, quel que soit son niveau intellectuel :
« La vie, dit-il, n‘est pas seulement vénération, mais aussi civilisation que doit promouvoir l’homme, vicaire de Dieu sur terre et pour parvenir à cette fin, il faut s’instruire et instruire vos enfants dans leur langue maternelle, pour vaincre l’ignorance et toutes formes d’obscurantisme ».
Son discours prit du tonus et s’articula principalement sur cette question et dénonça sans équivoque le colon qui oeuvrait à priver les indigènes de l’enseignement de la langue arabe, en confisquant les biens houbous (immobiliers inaliénables provenant des donations de tiers) des zaouïas et à leur fermer les portes de l’école française. Hamza leur enseigna une maxime d’un grand penseur arabe, Lokman, originaire de la Nubie, contemporain du roi hébreu David, cité dans le Coran comme détendeur de grande sagesse :
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« Apprends ce que tu ne sais pas et enseigne ce que tu sais ».
Lokman croyait à l’unicité divine, mais il n’avait pas pratiqué la religion hébraïque, quoiqu’il fût souvent l’hôte de David, que paix soit sur lui. Il avait appris à son fils, Lakchem, plus de sept mille maximes et lui avait demandé d’en pratiquer quatre seulement pour atteindre la félicité du paradis :
« Maîtrise ton vaisseau, car la mer est profonde, allège ton fardeau, car la fin est certaine, accrois tes provisions, car le voyage est long, exécute ton travail avec vertu, car le Critique (Dieu) observe ».