hé c'est moi qui l'ai tué; ahmed bencherif

        La rue de France était large, ses trottoirs aussi. Elle n’était pas longue et finissait à une rue transversale qui menait, côté Sud, directement à la légendaire maison du bois située au  souk. Elle était méticuleusement propre : pas de sable, point de déchets, vitrines étonnamment reluisantes, devantures arrosées.  Mohammed la traversa en peu de temps et arriva à l’angle où était situé un grand magasin d’alimentation générale, bien achalandé en produits : pattes et riz, huile, thé, sucre, café, fromage, farine, semoule…Mohammed y faisait toujours ses achats, malgré le caractère un peu cupide du propriétaire qui ne faisait pas de vente à crédit aux chômeurs. Il le préférait cependant pour le lien agnatique qui les unissait. C’était aussi simple que cela et il en était fier et lui disait : « Moi, je fais mes provisions chez toi, fils de mes gens. ». Il ne l’adulait pas et donc ce n’était point un sentiment xénophobe pervers et fanatique, mais le souci de sentir une main chaude de groupement social. Pour preuve, il ne haïssait pas les autres. Quatre clients le précédaient et quand vint son tour, il sortit son porte-monnaie vieilli, recompta ses sous et arrêta de mémoire combien il allait dépenser. Pour lui, le superflu n’avait pas droit au chapitre et il achetait le nécessaire du nécessaire ; pas question d’apprendre les mauvaises habitudes à sa lionne ou à ses enfants. Donc, point de gâteaux, de confiture, point de bonbons, de chocolat. Il demanda un kilo de sucre, une demi livre de thé, une livre de café, un kilo de pattes langue d’oiseaux, paya la note et s’en alla. 

      Il revint sur ses pas et arriva à la boulangerie de Gonzalez, dont la porte vitrine était entre ouverte. En y entrant, il eut la sensation de chaleur qui venait de la salle de cuisson dont la porte communicante était entre baillée. Un ouvrier étalait les gros pains chauds sur l’étagère en aluminium, tandis qu’un autre exposait de belles brioches au comptoir vitré. Ils étaient bien forts et leurs visages avaient bruni sous l’action des flammes du four qui brûlait au bois, produit généreusement par les deux montagnes et que vendaient les bédouins. Ils étaient Français Musulmans, religieux du bout des lèvres cependant : ils picolaient, ne priaient pas, jeûnaient le mois sacré, égorgeaient le mouton le jour du sacrifice d’Abraham, restaient des célibataires endurcis et se compensaient en faisant la drague aux filles de joies françaises ou françaises musulmanes. Le pain faisait les jours gras de Gonzalez dont le label sérieux lui valait une grande réputation qui lui attirait même la clientèle du régiment de légionnaires cantonné à la caserne, perchée en hauteur sur la rive sud de l’oued, à proximité du ksar. 

      Quatre clients se faisaient servir et une jeune femme discutait avec le patron. Elle était belle : peau laiteuse, cheveux noirs, yeux bleus, taille bien proportionnée, d’habits de saison élégants en laine gris blanc. Elle passa commande d’une tarte pour son anniversaire qu’elle comptait célébrer dans les deux jours qui suivaient. Elle donna plus d’un détail sur les crèmes et les colorants qu’elle souhaitait voir garnir sa pâtisserie. Gonzalez la rassura et elle partit. Enfin, il s’adressa à Mohamed et lui dit : « Bonjour Mohamed. Je ne te vois pas souvent à la boulangerie. Les temps sont durs pour toi, n’est-ce pas ? » Notre ami fut blessé par cette remarque qu’il jugea désobligeante, car il ne mangeait pas tous les jours le pain boulanger. Il n’en fut pas cependant offusqué et ne rougit point.  « Bonjour monsieur, dit-il. Ma femme fait de très bonnes galettes et je n’achète du pain, que lorsqu’elle est malade ou occupée au métier à tisser. Tu sais, c’est une boulangère finie. Allez, donne-moi deux kilos de pain. ». Gonzalez dit : « Je n’en doute point. ». Il prit deux gros pains d’un kilo chacun environ, les pesa sur la balance au mercure. Le poids n’y était pas et il rajouta un autre morceau qu’il découpa d’un coup sec au couteau comptoir. Mohamed mit le tout dans un petit panier, paya  vingt centimes et sortit.

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