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Chlef ou la vallée de la ùmort,Marguerite t/1 ahmed bencherif

     Djillali se démenait comme un forçat pour récolter du blé sur les piedmonts rocailleux, dépensait vainement ses énergies pour dépierrer et débroussailler, mais le semis ne connut pas d’éclosion. Le colonisateur lui confisqua ses terres fertiles, ses points d’eau et lui dit avec moquerie méprisante : « Indigène, la pierre produit du blé et de l’orge ; elle fera ta prospérité. » Il le chassa à la baïonnette et le pourchassa au canon, le refoula vers les terres incultes, toujours plus loin, là où la végétation vivace et la roche dure usent les efforts, dont le sol est plus stérile que du béton. Djillali peinait l’an entier dans la vallée du Chélif, mais la pierre ne produisait pas de blé, d’orge. Ce n’était qu’un mensonge parmi d’autres qu’inventait son agresseur. La sécheresse l’éprouvait et persistait, il s’obstinait à rendre cette pierre clémente. Alors, la terre se gerça, dégagea des pellicules poudreuses que balayait le sirocco brûlant. Les plants ne repoussaient plus, l’herbe se faisait rare, son petit troupeau fut décimé. La vallée du Chélif faisait désormais peur, les Matmoura (solos) ne contenaient plus de grains et les réserves pour les années de disette furent épuisées.   

       Le désastre était violent à la veille du vingtième siècle, à l’heure de l’évolution positive de la pensée humaine. Djillali connut un sort tragique, sa tribu et d’autres, innombrables, n’y échappèrent pas. Les celliers se vidèrent et chacun luttait pour sa propre survie, comma au jour de la résurrection, la solidarité du groupe ne se manifestait pas, parce qu’il n’ y avait rien à partager ; l’aumône avait perdu sa raison d’être, parce qu’il n’ y avait plus rien à donner. La vallée du Chélif fut déshumanisée, ravagée de fond en comble par la famine. Des hommes, des femmes et des enfants faméliques abandonnaient leurs logis, marchaient le long des routes et des sentiers, à la recherche d’un bout de pain ; ils se nourrissaient d’herbes et de baies, ne terminaient pas leur voyage, ils succombaient aux affres de la faim et mouraient, leurs dépouilles, exposées aux charognards. Les malheureux perdirent même leur droit sacré aux funérailles et des milliers de cadavres isolés ou groupés jonchaient la nature, la mère de tous les hommes.     

       Dans la région du Chélif, les maires du gouvernement civil, télégraphiaient au gouverneur général et lui signifiaient les mesures d’urgence prises : ils n’ouvraient pas de soupes populaires, interdisaient l’accès aux villes et villages aux légions d’affamés qui circulaient comme des ombres, afin de préserver la beauté des places et des jardins publics. L’Algérie entière entendait les lamentations des infortunés et le peuple, considéré barbare par le conquérant, découvrait, dans l’effroi, la vraie nature de ses geôliers, prétendus émancipateurs. Le gouverneur général, quant à lui, ne trouva pas mieux que d’allouer des crédits de semence, alors que des gens mouraient et ne verraient jamais la prochaine récolte. Ah ! Quelle tragique ironie ! Nos prétendus bienfaiteurs, venus nous délivrer du joug des Turcs, ne prirent point de mesures pour apaiser les affamés. Ils cherchaient au contraire à nous exterminer et la famine leur rendait ce précieux concours, qu’ils espéraient durer, durer le plus longtemps possible.     

         - C’est toi, Djillali Bou Kaddir, dit le juge, avec affabilité et énormément de compassion.

         - Oui. Mr le juge.

         - D’où viens-tu ?

         - Je viens de la vallée de la mort.

         - Où se trouve la vallée de la mort.

         - C’est la vallée du Chélif, transformée en un immense désert par une sécheresse depuis cinq ans. Les nuages ne roulent plus dans le ciel, la terre s’est gercée, les oueds ont tari, le blé ne pousse plus, les plantes vivaces sont déracinées et emportées par les vents, le lièvre et le rat des champs ont disparu. Les gens se nourrissent de détritus et d’herbes sauvages, meurent affamés par milliers, c’est l’hécatombe, les cadavres gisent dans les vallons et les collines et font le gala de l’hyène et du chacal, les hommes annihilés n’ont plus la force de creuser des tombes, les râles d’épouvante assiègent le sommeil nocturne.

         - Pourquoi as-tu quitté ton douar, sans permis de voyage ?

         - Les maires ne veulent pas délivrer de permis de circuler, ils ne veulent pas que nous entrions dans les villes et les villages. Ils nous laissent mourir en pleine nature.

         - Le défaut de permis de circuler est un délit grave, passible de prison 

         - La prison prive de liberté ceux qui sont libres. Quant à moi, je ne suis pas libre et chaque jour je fais un pas vers l’échafaud, car en sortant des entrailles de ma mère, j’étais déjà mort. Mais, Dieu prolonge mes jours. Est-ce pour subir indéfiniment les épreuves ? Il est le seul à en connaître le secret.

         - Tu as volé des pommes de terre et des carottes dans la ferme de Mates. Le maraudage est immoral et requiert jusqu’à huit années de prison ou plus.

Sans le vouloir, Gustave se comporta en qualité de procureur et requit la sentence, édictée par son subconscient. Il se rendit compte qu’il n’avait pas agi en conformité avec sa conscience et se tint rigueur. Ce fut l’un des problèmes auxquels il se confrontait dans sa magistrature de siège. C’était un bon juge, assurément légaliste, épris d’humanisme. Cet innocent réquisitoire donna une indicible jouissance aux colons et une profonde émotion aux indigènes. le maraudage n’était pas considéré comme un délit innocent, que peut commettre dans bien des cas une quelconque personne par insouciance. Il était qualifié de crime et le tribunal de Constantine avait puni l’auteur d’un maraudage de raisins de huit années de réclusion. Claude ne perdit pas patience et laissa couler ce flux de tristesses pour frapper les imaginations qui cherchaient à couper haut et court Djllali qui était déjà dans un état second.           

         - Pourquoi as-tu volé ?

         - J’étais affamé et dans la vallée de la mort, nous ne mangions que des herbes, ma femme, mes trois petits enfants et moi-même, pendant plus de quatre mois. Mes gosses me faisaient terriblement souffrir ; ils bêlaient et marchaient à quatre pattes comme de petits agneaux. Faisaient-ils cela pour jouer ou avaient-ils mu en mammifères ? Ils moururent, mes pauvres petits, et j’ai déployé un effort surhumain pour les enterrer. La religion, la morale même, ordonne d’inhumer nos morts. J’ai fui l’hécatombe et le destin m’a amené dans vos plaines fertiles. Ai-je volé ? Non. Mon ventre sentit la nourriture dans le champ, vit les pommes de terre et les carottes ; la faim m’a ordonné d’en manger et d’emporter un sac de provisions pour ma femme, restée dans une petite grotte. Elle était belle, ma femme, enviée par les belles. La misère l’avait défigurée et déformée, la sénilité précoce la frappa. Ah ! Ma femme ! Une nouvelle épouse n’atteindra jamais ta grâce fanée dans laquelle je vis toujours.    

         Djillali exprima ce qu’il avait dans le cœur par une rare spontanéité et une tempérance de langage exceptionnelle pour un campagnard. Mais il fut étudiant dans sa jeunesse au séminaire de Mostaganem où il avait appris la rhétorique et Brahim n’eut aucune peine à traduire. Claude était bouleversé par la vision apocalyptique dont il suivait le déroulement dans son imagination.  Noblesse d’âme ! Il condamnait, au fond de lui-même, cette tyrannie que ses concitoyens perpétraient sans vergogne. Il essaya de raisonner et de trouver, sans résultat, une logique à la colonisation qui provoquait le désordre social catastrophique et ne respectait pas les droits de l’homme. Il en avait honte et ressentait une grande indignation. Sa conscience fut confrontée à un conflit entre la raison et le cœur, entre l’application de la peine et le pardon. Jugeait-il un voleur ou un affamé ? Le Droit français ne répondait pas à cette question épineuse, ce qui le désolait et le mettait dans une situation impossible. Il tenait tant à amnistier Djillali. Qui comprendrait sa décision ? Qui partagerait ses nobles sentiments ? La partie civile exigeait de rendre justice, l’administrateur en ferait une affaire d’Etat et saisirait le procureur général. Claude était mal parti et la presse coloniale ne manquerait pas de le fustiger. Les anales judiciaires de l’Algérie rapportaient la sévérité des peines appliquées par les tribunaux aux divers maraudages et qui se chiffraient en années. Il appliquerait la peine selon son intime conviction, sans tenir compte de l’hostilité de l’environnement. Aussi, il condamna douloureusement Djillali Bou Kaddir, à trente jours de prison, puis renvoya l’audience à huitaine. 

 

 

 

 

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