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mon père, extrait mon nouveau roman en chantier

           Mohamed marchait mal assuré, comme s’il avait conscience qu’il foulait un milieu privé. Car seuls les propriétaires et leurs enfants y avaient droit d’accès. Il paraissait timide, très gêné, mal assuré de ses pas, craignant de rencontrer une quelconque grand-mère revenir de son jardin, un bouquet de légumes frais dans ses bras, comme il était de coutume chez cette catégorie de personnes. Mohamed y pensait trop, trop même Car il se sentait suspect, se trouvant presque en milieu quasiment familial. Son visage même en avait rougi. Il fut soulagé, quand il croisa un fellah. Celui-ci en fut surpris et écarquilla les yeux. Mohamed comprit qu’il était indésirable dans cet environnement quasiment familial et s’empressa de dire qu’il allait retrouver le moqadem, dit sidi Taleb. L’autre, qui bégayait, dit péniblement et lentement : «  « Aah  siidi taaleb eeest dans son jardin du bas ».  Mohamed le remercia et continu a son chemin.

        Il arriva au bout de cinq minutes au verger dont la porte était entre ouverte et appela de voix forte et à deux reprises : « Sidi Taleb ». Il resta là sur le seuil à attendre que l’on conviât, trop respectueux pour la personnalité du moqadem qu’il craignait aussi. Un jeune Noir vint ouvrir. Il n’avait pas plus de dix huit ans, mais il était fort et costaud. Il marchait pieds nus, encore boueux, son pantalon retroussé jusqu’au genoux, la bêche sur l’épaule, fredonnant des louanges à dieu et son prophète Ahmed. Il était un travailleur agricole de statut peu commun. Il était nourri, logeait dans une chambre dans ce jardin et percevait un petit pécule par mois qu’il envoyait à sa famille qui résidait au grand Sud, à environ mille kms. Il était presque un fils adoptif, dès l’age de cinq ans, ne manquant nullement d’affection, pris aux soins comme tous les autres membres de la famille. Il lui restait cependant à franchir une dernière étape pour décoller de ses propres ailes. Il attendait de se marier aux frais de son bienfaiteur et faire ainsi ménage à part. Il ne rêvait pas, car il savait que cela arriverait bientôt, puisqu’il était déjà en age de mariage, sinon un peu plus. D’autres fils adoptifs l’avaient été avant lui ; ils furent quatre à connaître la chaleur et la douceur du foyer de Sidi Taleb : deux Noirs ramenés du grand Sud, deux Blancs, tous en bas age, dont les parents, qui étaient très pauvres, se démenaient pour nourrir leurs familles nombreuses. Le pays colonisé était tout entier loin de la prospérité et donc certaines familles miséreuses se voyaient contraintes de se séparer de la chair de leurs entrailles pour lui donner une chance de survivre. Insolite règle sociologique, selon laquelle un  pays pauvre est prolifique !               

        Sidi Taleb prenait un petit bain de soleil, près du déversoir du puits conquis de chiendent, sur un espace libre de dix mètres carrés environ près du déversoir du puits, qui n’était pas cultivé mais où poussaient un figuier chétif, une vigne grimpante et un rosier. La seguia en ciment, qui le traversait, conservait encore de l’eau restée depuis qu’avaient été irrigués des carrés, une heure plus tôt. L’homme avait une grande stature, de larges épaules, de grands yeux, le teint blanc mat, la barbe blanche courte et bien soignée. Il portait une djellaba blanche, en laine fine et rayures en soie bleu éther, et un turban léger et blanc clair, chaussant des ballerines marocaines blanc argenté. Son visage était serein, sa main large égrenait lentement un chapelet noir, long de cent noyaux, ses lèvres mimaient piano, sa voix ne s’entendait pas, son visage semblait sourire. Il était immobile, d’un abord confiant, inoffensif dans son recueillement. On aurait dit un mage, sinon plus. Un papillon voltigeait autour de lui, se posait parfois sur son autre main posée sur sa cuisse. Sa tranquillité ne s’en inquiétait nullement.                    

       C’était un docte qui avait fait son apprentissage dans des écoles à Figuig, alors pôle culturel attractif de la région, et à Tlemcen, ancienne capitale du royaume des Zianides. Il y avait étudié les sciences islamiques et fut initié au soufisme par son défunt père qui était maître de la zaouïa Taybiya. Ses lectures favorites étaient religieuses ou hagiographiques : le coran, la jurisprudence, les poésies des grands penseurs soufis, tels Sidi Boumediène de Tlemcen ou le guide des félicités. Il lisait aussi, que cela puisse être surprenant,  ?la Muqadima de Ibn Khaldoun pour essayer de comprendre le recul de la civilisation arabo- musulmane, dont il avait soumis les pays à la colonisation directe ou à un protectorat. Cette somme de connaissances avait forgé sa personnalité de façon singulière. Il faisait confiance à son prochain, à la limite de la naïveté dont de rares personnes en abusaient. Car, il était connu de tous, détendeur de baraka. Sa tolérance dépassait les limites de l’entendement : son amitié avec les juifs et les chrétiens était très intime et ressemblait souvent à une relation familiale qui s’illustrait par le partage de mets et d’invitations ; homme pieux, il ne pouvait imaginer un seul instant d’excommunier des hommes ou des femmes corrompus par le vice. Polygame malgré lui, il s’était remarié avec une jeune blonde très belle, après qu’il eût désespéré de la guérison de sa première épouse souffrante de paralysie qui l’obligeait à garder le lit. Son sens du pardon était aussi très évolué, comme peut le faire un prophète à l’égard de son agresseur.

           Sa vie active était dynamique entre son commerce, ses longs voyages d’affaires ou de mysticisme à Ouazzen, au Maroc, siège de la zaouïa mère  de la Taybiya, qui était le haut lieu de petit pèlerinage saisonnier, en raison du dépôt des restes de Moulay Tayeb, concepteur de la confrérie au  dix septième siècle.

            Il avait toujours été tenancier de café maure à Colomb Béchar, Tlemcen et Ain-Sefra, ce qui lui donnait l’opportunité d’avoir une clientèle foraine, oisive, errante même, bourgeoise, pauvre. En complément de cette activité, il livrait les  légumes à viande à l’intendance militaire de Colomb Béchar et exploitait plusieurs superficies agricoles. A ce titre, il employait une main d’œuvre quasiment permanente de cinq à six personnes et occasionnellement, aux labours et aux moissons, ses neveux qui cependant pointaient à tous les repas du jour chez lui. Il gagnait beaucoup d’argent, mais dépensait beaucoup d’argent. Notable et chérif, généreux et bienfaiteur, il recevait trop de gens à sa table pour des repas copieux : les Moqadem de la confrérie et autres, des amis, des parents, des voyageurs, des errants et des pauvres.          

           Le jardin, qui faisait une superficie de près d’un ha, était bien travaillé, départagé entre des carrés de fèves, de pommes de terre, de salade, de carottes, de betteraves dont les feuilles contenaient encore la rosée qui y ruisselait à mesure que le soleil réchauffait la pellicule de gelée nocturne. Une grande variété d’arbres fruitiers y croissait : des vignes basses qui longeaient les seguias, deux ou trois grenadiers, deux orangers et un citronnier, un pécher et un abricotier, trois grands figuiers et plusieurs cognassiers. Leurs bourgeons fleurissaient déjà et formaient des figures flottantes dans l’air dont les couleurs aux tons nuancés étaient magnifiques en blanc, rose, rouge ou jaune,  comme une peinture géante suspendue. Juste à l’entrée, il était édifié deux salles, la grande servait d’étable, l’autre de chambre pour l’ouvrier. La première sentait du fumier et la moisissure du foin, mais le petit troupeau en chèvres et brebis était en pacage sur le versant nord de la montagne Mekhter, nom qui veut dire en arabe littéraire profusion de biens. A coté de cette bâtisse, une marre était aménagée, mais son eau stagnante était polluée d’herbes sauvages. Quant au puits, il était foré presque au milieu de la propriété. Mohamed y retrouva sidi Taleb aux abords immédiats, dont il s’empressa de baiser l’épaule en signe de révérence. Le moqadem le bénit et lui demanda le motif de sa visite. Mohamed lui fit une supplique pour guérir sa femme. Le pieux homme rectifia cette vanité et dit que seul dieu est le guérisseur. Il acquiesça et invita son visiteur à le suivre au logis et prit la main de son fils cadet, un enfant de cinq ans environ, dénommé Ahmed.                   

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