le naturalisé Marguerite revisitée ahmed bencherif

Bonjour mes gens, dit El Hamel, de manière pitoyable. 

 

          Il y eut un silence de mort, une attitude froide des clients qui le négligeaient, le méconnaissaient totalement.   El Hamel (littéralement l’égaré) ne reconnaissait plus ces gens affectueux, sympathiques, compatissants et cléments. Il s’adressait à des êtres impassibles.  Plus il insistait et moins il se cramponnait au peu de dignité qui lui restait. Il se trouvait dans un état affectif intenable. Il ne savait pas comment sensibiliser ces hommes, comment tisser un nouveau lien social avec eux. Dominé par la colère, il commença à vociférer : « Pourquoi ? Pourquoi ? Criait-il ». Il circula entre les tables, abordait un client, puis un autre et fit le tour de la salle. II rejoignit difficilement son oncle paternel, fendit en larmes et dit : « Mon oncle parle-moi, dis-moi quelque chose, dis-leur de me faire concorde ». L’oncle resta imperturbable et ce fut au tour du frère qui comprimait sa douleur au fond de son cœur. Il ne réagit point, la naturalisation ayant presque coupé le cordon ombilical. Il lui dit en termes émouvants : « Mon frère ! Mon frère ! J’ai fait une grave faute, pardonne-moi, dis à ma mère et à mon père de me parler, dis-leur de m’ouvrir de nouveau leur cœur, je sens que je n’ai pas pour longtemps à vivre ». 

 

      La mort dans l’âme, il se ressaisit, essuya quelques pleurs qui glissèrent sur ses joues flétries, l’anxiété lui resserrait la gorge, comme si une min implacable l’étranglait. Il fit un effort miraculeux et dénoua sa cravate, respira profondément et recouvra ses esprits. Il se dévêtit de son costume bleu et resta en caleçon long, sous l’œil médusé de l’assistance, qui le crut fou et demeura dans l’expectative. Il le déchira avec rage en lambeaux à l’aide d’un coutelas, arracha nerveusement les feuilles du journal et y mit le feu qui flamba. Il défit ensuite son colis et enfila son habit traditionnel. Il arbora un joli sourire et passa aux embrassades des gens. Il appréciait enfin le bonheur qui faillit le quitter à tout jamais. Il était redevenu lui-même, Algérien fier de ses origines. Mais une nouvelle épreuve commençait pour lui : le désaveu de la naturalisation, qui était considéré avec une grande circonspection, n’intervenait pas automatiquement et relevait d’un processus administratif et judiciaire long et harassant.

 

               Le feu se propagea vite et consumait une table dont les supports s’embrasaient.  Une grosse fumée se dégagea par la porte comme un nuage noir. Les badauds rappliquèrent par petits groupes, une foule cosmopolite se forma. Les individus se lançaient des regards de haine et de colère, simulaient de venir aux mains, se bousculaient violemment, se tenaient des propos virulents : « déguerpis sale bicot ; déguerpis sale khitano (Espagnol) ». El Hamel fut injurié et frappé par un Espagnol. Le frère d’El Hamel roua de coups l’Espagnol et ce fut l’échauffourée : les Arabes devenaient menaçants avec des bâtons qui sifflaient dans l’air ; les Espagnols ramenèrent des tubes de fer, d’autres vinrent armés de fusil de chasse. Il se forma deux blocs adverses qui se voulaient la mort ; ils fulminaient, enrageaient, rejetaient la raison et chacun pensait avoir raison. Les coups de poings, les coups de pieds valsaient, tanguaient. On avait mal au bassin, au ventre, au visage ; on était blessé, le sang coulait. Ils s’entredéchiraient, quand arrivèrent en courant, alertés par un mouchard, le gendarme Bernard et le caid.

 

           Les représentants de l’ordre restaient plus ou moins calmes et ménageaient ces fous furieux qui pourraient les broyer accidentellement. Ils s’énervaient et ne tenaient pas en place, car la situation était très explosive et risquait à tout moment de dégénérer. Ils ne cessaient de regarder au fond de la rue et se disaient de voix très haute que les renforts tardaient à venir pour rétablir l’ordre. Ils le répétaient sans cesse et toujours plus fort pour se sentir en sécurité. Ils étaient dans la tourmente, pris au piège par une centaine de personnes furieuses qui hurlaient et se tapaient n’importe où, n’importe comment. Ils avaient la trouille, quand enfin ils poussèrent un grand ouf : le son sourd des sabots se fit entendre de plus en plus proche. « Les soldats arrivent, grondèrent-ils ». Bernard reprit son courage à mesure que s’approchaient les cavaliers et accrocha El Hamel.

 

         -  Tu es maboul, dit-il. Oh quel gâchis. Je vais dresser un procès verbal bien saucé. Le Hakem, Martin, te collera six mois de prison, s’il veut bien être clément avec toi. Sinon, il demandera au gouverneur général de t’écrouer pour une année au moins.

 

        -   Mais …

 

        -   Ferme-la. Je sais que tu es Français, mais tu ne relèves pas de nos tribunaux et donc tu n’auras pas droit à un avocat. Tu es soumis au régime d’exception des indigènes que nous traitons sans pitié.

 

       -    Sache que je répudie la citoyenneté française, enchaîna en vitesse El Hamel. Le sobriquet honteux que vous nous collez ne nous trompe pas sur notre identité. Nous sommes les Algériens, les vrais Algériens, pas des Indigènes.

       -    Tu abuses de ma patience, ferme ta gueule.

 

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