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Mohammed chez lz caid -extr c'est moi qui l'ai tué-ahmed bencherifahmed

         Là où commençaient les aires de battage de blé de la cité, un rocher bas et circulaire défiait les ages et se posait comme un vestige  naturel auquel on réservait un certain culte, car jamais les habitats n’eurent l’idée néfaste de le briser et d’en récupérer des matériaux. Pourtant, il ne conservait qu’une légende jeune dans l’histoire : on l’avait baptisé le rocher de Mahmouda, en souvenir d’Isabelle Eberhardt qui, de son vivant, s’y reposait et méditait, vêtue de son burnous et, connue comme femme, n’eut jamais à se plaindre d’un comportement équivoque des jeunes ou vieux de la cité dont l’amour soufi avait une longue tradition. Le chemin continuait à monter et à quelques centaines de pas, le mausolée du saint patron de la ville se dressait, immaculé de chaux blanche qui brillait au soleil du midi. De vieux hommes s’y réchauffaient, en jasant énormément sur chaque fait divers de la vie douce et tranquille de leur petit monde rural. Mohamed les salua de loin et pénétra dans la cité dont le grand portail était grandement ouvert. Chez lui, il échangea deux ou trois mots avec sa femme qui lui apprit qu’il était invité au soir pour le dîner chez le caïd. Il sauta de joie, à l’idée de faire partie de la cour des grands. Il en éprouvait toujours un bonheur immense de passer du temps solennel avec des notables dont les habits galonnés au fil d’or leur donnaient beaucoup de prestige. « Tu vois, dit-il, le caïd, mon voisin, m’invite ; je suis donc important et tu ne le remarques pas ; c’est triste cependant, je n’ai pas de vêtements chics ».

      - Je vais te préparer ta gandoura du vendredi et le burnous, dit-elle, l’air apitoyé. Tu n’as plus d’habits neufs depuis quatre ou cinq ans et ceux que tu possèdes ont terriblement vieilli.

      - Je me démène avec la vie qui n’est pas clémente et puis tous ces gosses ne laissent pas un rond et ne se nourrissent pas convenablement. Dieu leur vient en aide ! Allez ! Sers-moi à manger, là près de la cheminée.

       Il s’assit sur une peau de chèvre, mal travaillée et dure, qui craqua, quand elle fut déroulée. Il ajouta une bûche au feu dont il attisa les braises et une grosse flamme jaillit dont les langues montaient nerveusement. Il sentit alors la chaleur envahir progressivement sa corpulence et eut une douce sensation d’assoupissement. Sa femme lui servit du gros couscous dans un grand plat de bois circulaire et des piments assaisonnés. La nourriture était bonne, bien grasse et riche en légumes de saison. Il sifflait des bouchées, l’une après l’autre, sans trop mâcher, car c’était tendre. Il mangea à sa faim, repoussa l’ustensile et allongea les jambes. Elle vint remporter le plat et s’immobilisa net : il la tint solidement par le pan inférieur de la robe. Il était revigoré, bien chaud ; il exprima, de façon imagée,  son désir de la monter ici même dans la cuisine, en lui disant de la labourer, en référence à une règle religieuse qui dit que les époux sont les propres labours de leurs femmes. Elle comprit qu’il voulait la baiser et refusa catégoriquement, en notant que ces choses étaient faites pour la nuit ; puis elle courut vers ses vacations. Il s’assoupit quelques minutes, recroquevillé sur la peau de chèvre, puis il  sortit, dégoûté d’avoir été repoussé.

       Il était au dîner chez le caïd, en tant que voisin très proche, statut qui a son privilège dans le bled en terme d’hospitalité. Dans la grande salle, au premier étage, les convives étaient de choix : petits bourgeois, propriétaires agricoles, employés d’administration communale ou ferroviaire, taleb et imam, Moqadems, vivant tous à l’abri du besoin, mais sans grande fortune. D’autres, peu nombreux, se démenaient pourtant à gagner leur pain du jour comme de vrais forçats dans les chantiers des ponts et chaussées.  Ils se distinguaient par leurs vieilles djellabas ou burnous dont il ne restait guère de laine en apparence, sauf que le fil de tissage résistait  aux injures du temps. Ils ne semblaient pas s’en offusquer outre mesure ; ils étaient même à l’aise, car ils n’auraient pour rien au monde raté un bon repas qu’ils ne mangeaient  que deux ou trois fois l’an, quand des notables faisaient une grande aumône. 

         Comme toujours dans des assemblées du genre, la parole est aux nantis et ces notables, qui étaient bien accoutrés dans leurs gandouras de soie, leurs burnous de laine légers, coiffés encore de turbans blancs ou jaunes ocellés, roulés en quatre ou cinq tours de tête, marquaient de leur verbe haut la conversation. Le sujet se rapportait directement à la vie de la petite cité, fière de ses origines chérifiennes, prouvées de quatorze siècles et pas seulement, elle l’était aussi pour son caractère laborieux, opiniâtre et revêche. Elle venait tout juste d’en faire la démonstration à ses détracteurs, nombreux dans la région des Ksours de façon spécifique à son quotidien. En effet, elle venait juste de triompher d’un acte administratif qui la rétablissait dans ses droits immémoriaux d’exploitation de la forêt de la montagne bleue dont la genèse est originale :

      « La cité exploitait presque à elle seule la montagne bleue en bois de combustion ou comme poutres de toiture, pour ses besoins personnels et occasionnellement à titre marchand. Car elle était riveraine de cet imposant Mekhter, le mieux boisé que les autres monts de la région, ce qui nourrissait des frictions avec d’autres groupements sociaux. Oui. Une proche localité, de souche berbère, en était viscéralement jalouse ; elle travaillait moins et gagnait donc moins, tandis qu’elle possédait une palmeraie traversée par un oued dont les eaux d’irrigation étaient retenues pas un barrage réalisé par la commune mixte depuis fort longtemps. Il y gelait moins et faisait plus chaud. Elle était aussi la terre natale du bachagha, ce super caïd dont l’autorité était immense et redoutable qui y veillait aux intérêts. Cette saison, elle se fit défenseur écologiste et l’exhorta à décider la mise en défens de la montagne bleue, pour en préserver la foret. C’était une supercherie pour empêcher la cité chérifienne de se procurer son bois, l’unique source d’énergie existante dans le temps. Le bachagha saisit alors le Hakem qui prit un arrêté dans ce sens qu’il notifia à la cité chérifienne. Celle-ci fut obligée d’en prendre acte et n’alla pas pleurnicher auprès du bachagha. Elle obéit aux directives communales aussitôt et cessa de monter dans sa montagne bleue, ne cria guère au désespoir de cause, ni chercha à dénoncer ce déni de justice dont elle n’avait pas de moyens de recours. La cité envieuse en connaissait les limites en terme d’influence avec l’autorité et cria victoire. Mais elle déchanta tôt. Trois jours plus tard, elle fut surprise de voir sa rivale venir jusque dans son propre territoire, escalader sa propre montagne, Aissa, et fendre le bois pour ses besoins domestiques. Elle continua plusieurs jours à s’approvisionner et suscita encore la jalousie de sa rivale. Celle-ci alla se plaindre au bachagha et l’exhorta de frapper la cité chérifienne d’interdiction d’exploiter le bois dans la montagne marron, Aissa. Le bachagha éconduit la cité berbère ; mais celle-ci le relança plusieurs fois. Alors, il leva la mise en défens de la montagne bleue et enjoignit à la cité envieuse de travailler comme les autres, au lieu de demeurer oisive sur les remparts de leur ksar. « 

          Cet évènement s’était passé, depuis dix jours seulement et conservait fraîchement ses propres échos. Il avait une saveur de miel pur pour les convives. Il était évident que la joie immense sautait aux yeux : bonhomie de tous, sourire large, bonne réflexion, boutade, taquinerie. Une victoire chèrement acquise à l’endurance, voilà ce que c’était. Les  impressions pleuvaient en cascade : «  ils ont eu ce qu’ils méritaient, ces envieux ; ils avaient cru réellement nous faire peur par l’autorité ; ils n’arrivent pas à se mettre dans le crâne que nous ne baissons pas les bras ; sans blague, ils pensaient qu’on allait mourir de froid et nous priver de repas chauds ; ils se sont donnés en ridicule ; le bachagha avait une belle jambe en faisant appel au Hakem pour annuler la mise en défens de notre montagne bleue ; oui, le bachagha a été le jouet de la ruse de ses administrés ; qu’ils crèvent ces envieux dans leur petitesse ». Leur caïd en était fier et se donnait des airs de grandeur. Il avait bien sûr donné son assentiment à sa cité pour aller chercher du bois au mont de Aissa. De toute manière, il n’avait aucune alternative, ses administrés étaient réfractaires à l’autorité, quand ils étaient dans leur bon droit, ce qui arrivait souvent. 

        La salle de séjour afficha complet en convives, juste après la dernière prière de la nuit que tous avaient pratiquée dans la mosquée. L’imam et le taleb furent les derniers à arriver et on servit sans tarder le dîner. Une dizaine de tables basses et rondes furent mises en service, dont chacune rassembla cinq personnes et reçut une grosse soupière pleine de couscous et de viande, un récipient de sauce et des piments forts. La besogne était aux cuillères et les bouchées se succédaient dans une ambiance de bavardage discret, ponctué de rire bref. Mohamed et Brahim se retrouvaient ensemble avec trois autres hôtes. Il pressa son copain de départager la viande, deux grands morceaux. Celui-ci départagea en cinq parts plus ou moins égales et demanda à Mohamed de dire un chiffre pour décompter et déterminer ainsi la part de chacun. Ce procédé évitait tout favoritisme. Mohamed dit dix, en raison du nombre des compagnons du prophète QSSL. Brahim se mit à compter à gauche par oubli. Mohamed lui enjoignit alors promptement de compter sur la droite, là où réside l’ange du bien de tout chacun, selon l’exégèse musulmane. Il lui reprocha en même temps son manque d’assimilation des traditions.

       - Oui mon grand maître, dit Brahim. Tu as raison ; je n’y avais pas fait attention. Je suis un peu distrait. Sans toi, mon maître,  je fais toujours des conneries.       

      - Ah ! Tu avoues donc que je suis ton maître, dit Mohamed avec orgueil incommensurable. 

      - Oui, sans équivoque. Tu sais Mohamed, les grands maîtres ne mangent pas beaucoup de viande pour garder leur intelligence brillante. 

      - Ah Bon ? Pourtant le taleb en dévore.

      - Le taleb est un récitant qui n’a pas de jugeote ; il répète ce qu’il a appris par cœur. Il bastonne ses élèves dans la confusion, sans chercher à punir les turbulents ; ceci n’est pas intelligent. Oui il en mange beaucoup et la graisse lui monte au cerveau, ce qui l’empêche de réfléchir.

      - Peut-être vrai, dit Mohamed l’air troublé. Moi aussi, je n’en mange pas beaucoup.

      - Mais tu vas manger ta part, c’est beaucoup. Regarde par exemple le poète du village, qui est en même temps écrivain public, il ne mange presque jamais de viande. Il écrit des centaines de lettres, des poésies… 

      - Allez, donne-moi ma part, tu verras comment je bouffe.

      - Tiens ta part ; maintenant, tu n’es plus mon maître ; je dirai que tu es l’idiot du village.

        Mohamed se sentit offensé mais ne dit rien. Il éprouvait une forte envie de manger de la viande, mais il ne voulait pas paraître comme idiot. Il maudit dans son fort intérieur ce Brahim qui lui sortait tout le temps des situations nouvelles compliquées pour sa petite matière grise qui, il faut le dire, ne brillait pas. Il détourna son regard, coupa une bonne tranche et l’avala, puis il regarda de nouveau Brahim et lui dona le reste de sa part en disant : « je ne veux pas être trop intelligent, ni trop idiot ». Les deux hommes se complétaient, comme une main dans un gant. Ils se connaissaient parfaitement, en restant chacun en deçà de  la frontière qui risquait de heurter l’autre. C’est dire qu’ils se supportaient mutuellement dans leur amitié que les taquineries de l’un ou le courroux de l’autre ne manquaient de bien assaisonner. D’ailleurs, ils étaient souvent ensemble à la montagne et se partageaient les journées de  volontariat dans leurs propres jardins.         

extrait hé hé hé c'est moi qui l'ai tué

 

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