Margueritte revisitée 26 avril 1901 t2 ahmed bencherif

        Le jour tirait à sa fin, un vent frais soufflait. Les troupeaux rentraient par processions continues. Ils étaient bien engraissés et avançaient hardiment, sous les yeux vigilants des chiens bergers et la garde d’un cavalier alerte et armé de fusil. Plus d’un millier martelait de leurs sabots le sol encore humide par les premières pluies d’automne. Leurs cris étaient sympathiques et se confondaient en un chant constant et diversifié qui meublait le silence plat de la nature. Les vaches avaient les mamelles juteuses, les boucs se comportaient en male et enquiquinaient audacieusement les chèvres qui fuyaient leurs avances, les taureaux étaient plus vertueux et se réservaient leurs compagnes pour des idylles plus intimes dans les écuries, les agnelets se sentaient en sécurité et gambadaient joyeusement. Les enfants abandonnèrent leurs jeux et allèrent à leur rencontre. Ils pénétrèrent hardiment au milieu des processions et se mirent en contact avec les béliers qui étaient leurs compagnons de jeu favoris.

 

       Trois femmes, jeunes et belles, toutes mariées, quittèrent leur harem et rejoignirent l’air de stationnement des bêtes. En pleine nature, elles sortaient librement sans le haïk et portaient seulement un foulard pour cacher leurs cheveux. Elles allaient traire les dix vaches, quelques brebis et cinq chèvres de race espagnole de réputation laitière, acquises pour un élevage expérimental. Elles faisaient cela de bon plaisir sensuel, ménageaient les mamelles qu’elles pressuraient avec circonspection et beaucoup de douceur, elles les examinaient et s’assuraient qu’il n’y avait aucune blessure, puis, les oignaient de beurre et entamaient ce cycle amusant et sympathique de traie. Elles retournaient ensuite à la tente, munie d’une vingtaine de litres de lait. Chacune remplit une outre de lait qu’elle commença à battre, en chantant gaiement. Une demi heure après, elles en obtenaient une grande quantité de beurre et du petit lait dont elles laissaient fermenter une grande partie jusqu’au lendemain et la faire bouillir, afin d’obtenir du fromage.    

        

        Des hommes ne s’affairaient pas moins; ils conduisaient les bestiaux vers les écuries de plein air, les hélaient, les sifflaient, les répartissaient en petites processions qui rejoignaient gentiment leur gîte, récupéraient les agnelets pour les isoler et les mettre en sécurité. Ils leur donnaient ensuite leur ration journalière d’orge qui constituait le principal aliment pour leur engraissement, ainsi que des cubes de sel gemme riche en matières minérales. Des dizaines de sacs de grains furent vidés dans des mangeoires en bois. Les troupeaux logés cessèrent de crier, les bouches dans les mangeoires. Une grande meute de chiens lâchés les surveillait et les encerclait quasiment ; ils devaient passer une nuit blanche aux aguets, attentifs au moindre bruit, disposés à fondre leur férocité sur un quelconque intrus.

 

       Le crépuscule tombait, le couchant brunissait, le ciel s’était vidé de ses planeurs  et noircissait. C’était déjà la nuit qui commençait tôt dans le bled où la solitude régnait épouvantablement en maîtresse absolue : point d’activités, point de loisirs, c’était le sommeil qui la régentait. On ne distinguait rien à quelques pas et, plus loin, l’on ne voyait que des ombres qui se mouvaient. On servit à manger, à la lueur blafarde et oscillante d’un quinquet dont s’exhalait une senteur sulfureuse. Le mets nocturne état habituel : du couscous et beaucoup de viande, celle d’un chevreau qu’on avait égorgé, à la rentrée des troupeaux. Hadj Kadda choisit le plus savoureux morceau et le remit à Hamza. Il lui proposa d’effectuer ensemble un safari d’une semaine pour aller chasser de l’antilope, plus au sud, puis illustra tout le plaisir immense que cela procurait. « Je n’ai pas le temps, dit Hamza. Je préfère laisser  cette partie de chasse la prochaine fois ».

                         

     La nuit était déjà tombée. Une étoile surgissait timidement, puis une autre. Un chacal signalait sa présence lointaine en jappant. La fatigue se lisait sur le visage des deux hommes. Hamza regagna la petite tente de passage isolée et ce fut l’extinction des feux, alors que la lune ne s’était pas encore levée. Il n’était pas plus de vingt heures, que déjà les ruraux dormaient d’un grand sommeil compensateur.

 

    Le campement se réveilla plutôt au dernier quart de la nuit, qu’aux aurores. Les individus avaient bien dormi et n’éprouvaient point de paresse. Ils étaient prêts à se dépenser, hommes et femmes. Dans la cuisine, une ménagère avait allumé le feu et servait de l’eau chauffée pour les ablutions, une autre préparait la soupe, une autre pétrissait la pate. Il faisait encore noir, quand le petit déjeuner fut servi ; chacun se restaura avec bon appétit. L’obscurité ne dura pas plus d’une demi-heure et fut chassée promptement par les premières lueurs du jour, alors les hommes se démenèrent : certains conduisaient les troupeaux, d’autres emmenaient des bourricots pour colporter de l’eau, d’autres encore allèrent sur deux mulets pour ramener du bois de combustion.

 

       Hamza fit ses adieux et prit le chemin du retour. Il cavala longtemps et fit, vers le coup de neuf heures, un crochet au piedmont où il espérait revoir Haidar et dada Aicha. Il y arriva sans peine. L’exploitation pierreuse n’avait pas changé et offrait le même tableau de désolation et d’infécondité ; le sol était imparfaitement labouré et avec discontinuité, selon la  résistance de la roche; les remblais s’accumulaient en contrebas de la montagne et le puits avait juré d’être inviolable. Sans descendre de cheval, Hamza appela le vieux révolutionnaire : « Haidar ! Haidar ! » Celui-ci était au fond d’un fossé, à moins d’un mètre de profondeur. Il cognait avec force et hargneusement une roche plus dure que l’airain. Il posa la masse, monta sur une roche, se hissa lentement et sortit du puits. Il était soulagé de s’arroger une trêve.

 

     Haidar vit alors un cavalier à une centaine de pas. Il l’observa longuement, reconnut le visiteur et s’exclama joyeusement : « Oh ! Le petit Hamza qui a grandi ! ». Il alla à sa rencontre, en boitant légèrement et en se crispant parfois, aiguillonné par la douleur à la jambe. Hamza abandonna sa monture et vint vers le héros de l’insurrection de 1871. Les deux personnes s’embrassèrent chaleureusement et se donnèrent de fortes accolades. Ils ne s’étaient pas revus, depuis trois ans et leurs retrouvailles furent émouvantes. Ils étaient amis, malgré la différence d’âge et du rang social. L’amour de la révolution les avait rapprochés. « Viens, dit Haidar, nous causerons un moment au soleil ». Ses frères arrivèrent et réservèrent le même accueil au visiteur. Par miracle, ces paysans n’avaient pas changé et se conservaient solidement. Ils refusaient de s’incliner à la fatalité et ignoraient leur misère qui n’avait pas entamé leurs capacités de résistance.

 

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