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qu'est-ce que la poésie ? Ahmed Bencherif

Qu'est-ce que la poésie ?

ou que dire de la poésie ?

par Jean-Michel Maulpoix

 

"Les prétendues définitions de la poésie ne sont, et ne peuvent être, que des documents sur la manière de voir et de s'exprimer de leurs auteurs" (Paul Valéry)

La poésie est mal aimée de la critique. Elle constitue un objet d’étude difficile à cerner, en constante mutation à travers l’histoire, et sur lequel la théorie a peu de prise. Bien qu’elle donne lieu à ces nettes découpes de langue qu’on appelle poèmes, si solidement établis dans leur forme propre qu’on n’y pourrait changer un seul mot, il semble qu’elle refuse toujours de s’enclore. De sorte que parler de la poésie conduit la plupart du temps à tenir un discours mal approprié : trop technique ou trop subjectif. Le théoricien désireux de construire un système rigoureux doit se résigner à une navrante déperdition d’efficacité critique.

Comment, pour la décrire, pourrait-on se satisfaire des formules qui fleurissent dans les manuels, telles que « chant de la nature », « célébration des dieux », « expression des sentiments personnels » ou « dérèglement du langage » ? Ce sont là autant de stéréotypes qui étouffent les enjeux véritables de l’écriture. Sans être tout à fait dépourvus de sens, ils négligent les singularités. L’indéfini y trouve refuge. Par les discours qu’on tient sur elle,  la poésie se voit dissoute dans les généralités, plutôt que placée au centre d’une réflexion cruciale sur le langage.

Les « Dictionnaires de poétique » n’offrent guère pour leur part que des outils qui facilitent l’observation des formes, sans ouvrir de véritable accès à la question du sens… À maints égards, la poésie reste l’orpheline de la critique. C’est plutôt dans l’œuvre même des poètes, sur les marges ou au cœur de leurs poèmes, que des clefs nous sont proposées : les préfaces de Victor Hugo, les lettres de Rimbaud, les Divagations de Mallarmé, les Cahiers de Valéry, la Correspondance ou les Elégies de Rilke, etc…

Il n’existe pas, à ma connaissance, de sérieuse étude des discours critiques sur la poésie. Nulle histoire, à proprement parler, n’en a été écrite. Celle-ci pourtant réserverait d’étranges surprises. On y vérifierait combien les commentaires oscillent entre subjectivisme, mysticisme, spontanéisme et formalisme ; mais on y découvrirait également que la poésie suscite autant de vagues discours que de partis pris tranchants. Tout au long de l’époque moderne, il semble que le fossé n’ait cessé de se creuser entre la rigueur des analyses conduites par les poètes eux-mêmes et le caractère approximatif des propos tenus par la tradition universitaire ou par les critiques de profession. Vague au dehors, dur au dedans, est-il un art qui ait vu autant que celui-là son histoire jalonnée de querelles, de ruptures et de manifestes, ni qui se soit autant retourné contre lui-même ? En procès intense avec elle-même, la poésie doit sans cesse rendre des comptes, s’auto justifier et répondre à la question de son pourquoi.

Les fulminations de Charles Baudelaire ou d’Arthur Rimbaud contre Alfred de Musset, les propos rageurs de René Char contre les « paresseux », la vindicte de Francis Ponge contre le lyrisme élégiaque, le soupçon d’Yves Bonnefoy contre l’image, la radicale mise en cause par Philippe Jaccottet des leurres du poétique, autant d’exemples qui vérifient que la poésie est un terrain d’affrontements, voire un champ de bataille à propos du langage et de ses enjeux…

Cette intransigeance intellectuelle est le fait de poètes devant à tout moment réaffirmer bien plus que leur conception de l’art qu’ils pratiquent ou leurs partis pris esthétiques : c’est leur raison d’être même qui est en cause. Parce qu’ils touchent à la langue. Parce qu’ils y nouent le subjectif et l’objectif. Parce qu’ils prennent le risque du mensonge et de l’illusion. Parce qu’ils font souvent parler les choses inanimées et les morts. Parce qu’ils se tournent vers autre chose, sur quoi la raison n’a pas prise.  Parce qu’ils se laissent conduire par la chair et écrivent sans autre contrôle que celui de leur propre vigilance…

Une fois reconnus ces enjeux que l’époque moderne a mis en pleine lumière, il n’est pas étonnant que la poésie se dérobe à toute définition… Son objet n’existe que dans le travail même qu’elle accomplit, tel une cible mouvante que chaque poème localise à sa façon sans l’atteindre jamais. Nul ne peut prétendre définir la poésie, si au sens strict cela consiste à en dégager l’essence, et donc à dire ce qu’elle ne peut pas ne pas être. L’écriture poétique a pour principe de toujours passer outre : il s’agit de « brûler l’enclos », affirmait René Char.

Pourtant, il est aussi dans la vocation de la poésie de travailler sans cesse à se définir, se redéfinir. Ainsi que l’écrit Michel Deguy : « l’inquiétude de la poésie sur son essence habite la poésie dès son commencement grec. » Elle est étrangement ce travail à la fois aveugle et inquiet du langage qui ne peut que chercher toujours à en savoir plus sur ce qu’il fait et sur ce qui se joue en lui. À travers les propositions formelles du poème, elle remet à la fois la langue en jeu et sa propre existence en question.

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