La révolution Margueritte revisitée; ahmed bencherif

 

La route, qui menait à Ain-Fekarine, n’était pas longue et serpentait. Elle passait parmi un dédale d’arbres, aux cimes hautes et aux branches enchevêtrées qui cachaient la lumière du jour ; les pattes du cheval s’enfonçaient dans de hautes herbes épineuses et inextricables qui les égratignaient légèrement. Les troupeaux broutaient dans la clairière naturelle ; certaines bêtes rassasiées ruminaient, tandis que les agnelets et les chevreaux jouaient en courant gauchement, des vaches ruminaient, deux chiens aboyèrent furieusement, se disputèrent un fémur, s’agrippèrent par la gorge et arrêtèrent le combat ; le vaincu geignit et hulula faiblement, courba l’envergure et s’éloigna dans une course folle.

        Mabrouk était assis à l’ombre d’un arbuste. Il chantait des louanges qui glorifiaient Allah et son prophète, l’air extasié. Sa voix chaude et monocorde, faisait à elle seule, une mélodie qui inspirait l’élévation de l’âme. Il avait grandi, sa corpulence était forte ; il  laissait pousser une petite barbe, grosse au menton, éparse sur les joues ; son regard pénétrant troublait. Il portait un fin burnous brodé de soie bleu clair et un turban encore neuf. Il possédait son propre troupeau et réussissait dans ses entreprises et ses transactions ; il honnissait la cupidité et ne se privait pas des bienfaits de ce monde. Il s’était marié l’été passé et sa femme attendait déjà un enfant. Il avait son cheval en toute propriété et son fusil de chasse.

      Hamza déboucha dans la clairière et les jappements continus et forts ébranlèrent le silence. Mabrouk se leva immédiatement, vit le visiteur et ordonna aux chiens de coucher. Hamza descendit de cheval et l’attacha à un arbrisseau, puis alla à la rencontre de son ami qui lui réserva un très bon accueil. Les deux jeunes hommes eurent dans un passé récent le loisir de développer leur amitié, à l’occasion d’exercices de tirs qu’ils effectuaient en forêt et les retrouvailles furent éminemment joyeuses. Ils en parlèrent d’abord, se taquinèrent réciproquement  sur leurs premières maladresses, puis, se firent de vaniteuses éloges sur leurs exploits enregistrés pendant leur stage qui avait duré un mois, à concurrence d’une séance de deux heures, chaque vendredi. C’était plus que suffisant pour devenir des tireurs d’élite, des guerriers accomplis.

       - Maintenant, tu es diplômé imam, dit Mabrouk. C’est formidable de l’être à ton âge. Les hommes de religion, comme ceux des zaouïas, ont une mission divine pour combattre la domination et soulever le peuple.

       - C’est l’une de leurs missions et dans le passé ils l’avaient accomplie avec abnégation. Ils doivent aussi encadrer et éduquer la société et la purifier de toutes sortes de superstitions.

       - Les Français ne construisent pas de mosquées et tu ne risques pas de trouver une chaire.

       - Ce n’est pas mon projet, car je dois travailler dans notre propre commerce. Cependant, je donne bénévolement des cours à la mosquée. Tu as raison à propos des Français. Ils envisagent de supprimer les rémunérations aux imams qui exercent.

       - Et pourquoi ?

       - Ils formulent le projet de séparer l’Eglise de l’Etat et tenteront d’imposer au peuple cette nouvelle réforme qui ne correspond guère au culte musulman.

      - Pourquoi le pouvoir va initier cette nouvelle politique ?

       - Ils ne reconnaissent plus l’exercice du pouvoir par l’Eglise. Le professeur nous avait dit qu’elle les avait longtemps opprimés et avait par le passé mené des guerres saintes. Contrairement à nos imams, leurs prêtres avaient exercé le pouvoir temporel.

        Ces enseignements dépassaient l’entendement de Mabrouk qui n’avait pas suivi d’études à la medersa. Pour compenser ses lacunes, il s’était affidé à une zaouïa qui avait éveillé sa conscience et cultivé son patriotisme, indépendamment des rites confrériques qu’elle lui avait inculqués. Et depuis, il sut cultiver ses facultés spirituelles et il déclarait à ses proches qu’il était un apprenti thaumaturge. Il souffrait son indigence intellectuelle et enviait son ami pour son éloquence et ses connaissances larges et approfondies. Il conféra, en lui-même, la qualité de guide à son ami. C’était plus fort que lui, son égoïsme lui interdisait de le dire à voix haute. Il parla de lui-même et ce fut comme un fleuve : l’administrateur lui interdisait d’aller à la Mecque, le brigadier des forêts verbalisait la tribu fort et sans cesse, le caïd l’accablait de corvées. Il les honnissait, les haïssait, tous ces gens qui les brimaient et les surexploitaient.   

         Il s’était exprimé bruyamment et en gesticulant. Il était en colère, révolté conte l’ordre établi. Le pèlerinage lui tenait à cœur et il n’avait pas cette possibilité de se purifier et de profiter de cette première rédemption sur terre. Embrasser la Qaaba, la toucher du doigt, se recueillir au mausolée de son cher prophète. Il en voulait à tous ceux qui l’empêchaient de pratiquer le cinquième fondement de sa religion. La religion est un ensemble de dogmes indivisibles dont on ne peut différer la pratique de l’un ou de l’autre. C’est la sunna (code du prophète), c’est une orthodoxie plutôt que fondamentalisme. Y faillir serait une apostasie sans équivoque. Ce mot lui donna des frissons et il dit de vox haute la formule de pénitence : « Je m’en remets à Dieu ».   

        Hamza l’avait écouté, observé avec une attention particulière et déduisit que le personnage, qui semblait donner des signes précurseurs de l’hystérie, se trouvait dans un état de révolte irréductible. Il réfléchit longuement et essayait de déceler une quelconque motivation chez son ami. Pouvait-il compter sur lui, lui confier son secret, l’associer à préparer sérieusement la révolte. C’était difficile de l’affranchir du projet. Il risquait de tomber sur un timoré et il aurait dévoilé son secret pour rien et plus grave mis sa révolution en péril. Celle-ci n’était pas accomplie par un seul individu ; il lui fallait des hommes. Il lui restait ce pas à franchir : constituer un peloton d’insurgés parmi des gens qu’il ne connaissait pas trop. Il faut un début à tout, pensa-t-il. Il se confessa et Mabrouk en fut littéralement sidéré. Il était touché au fond de ses pensées qui réclamaient sa réaction violente pour faire entendre très haut sa voix et son refus catégorique à la domination. Il se ramassa et happa son fusil de chasse, comme s’il partait déjà guerroyer par les monts.

      - Où vas-tu demanda Hamza.

      - Montons tout de suite au djebel, répondit Mabrouk avec enthousiasme. Montrons aux Français que le peuple enfante ses combattants à toutes les époques. C’est ce que tu viens de proposer.

      - Arrête ! Une révolution se prépare. Il faut des hommes et des armes. Cependant, j’enregistre avec fierté que tu es mon compagnon d’armes. De plus le secret doit être gardé.  

 

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