Margueritte revisitée 26 avril 1901 ahmed bencherif

       Le ciel était clair, la chaleur diminuait, quand le vent se leva sans se faire annoncer. Ses bourrasques arrivaient des quatre points cardinaux, sa vitesse était folle, son souffle frais et humide pinçait, sa puissance foudroyante happait les êtres chétifs. Les feuilles des arbres tremblaient, des fruits d’acacia et de mûriers tombaient, des bouts de papier charriés voltigeaient et la fine poussière qu’il ramenait montait toujours très haut dans le ciel et faisait un gigantesque écran brun d’où descendait avant l’heure une pénombre progressive. Les gens frileux couraient, s’abritaient dans les boutiques, s’agglutinaient dans les cafés maures et dans les bars, se cachaient sous des arbres, rentraient chez soi avec une légère déception. C’était l’Africus (sirocco). Tel l’a vu Coripus, créant la débandade parmi les légions romaines, tel l’a chanté ce poète Berbère romanisé dans une prose merveilleuse et expressive :

            

         « L’Africus qui vomit des flammes commence à brûler la terre de son souffle et il fait tomber à la fois l’ardeur et les forces des soldats. Par l’effet du vent enflammé, leurs corps refroidissent, leur langue se dessèche, leur figure devient rouge, leur poitrine se soulève pour respirer avec effort, l’air qu’ils renvoient par les narines est comme le feu du feu. » 

 

             Le temps persistait de plus en plus mal et le gigantesque écran de poussière commença à se décomposer en particules fines qui descendaient imperceptiblement et gênaient les voies respiratoires de chacun ; mais on ne l’injuriait pas, on se plaignait simplement en disant : « par le Protecteur et Mohamed ! Doux Jésus ! » Les boutiques, les cafés et bars allumèrent les bougies et les lampes à huile ; les lueurs tanguaient à travers les fenêtres vitrées des maisons en profondeur des artères commerçantes. Soudain, le tonnerre gronda. Il tonna en bref, puis en se prolongeant et enfin ses tambours roulèrent dans toute la voûte céleste qu’ils ébranlèrent, tandis que l’éclair dansait un peu partout dans une clarté éblouissante. Il se calma et les nappes d’eau commencèrent à dégringoler. Une pluie noire tombait. La terre buvait, les arbres lavés brillaient, la montagne se confondait avec l’horizon brumeux, l’eau se précipitait dans les avaloirs. Un quart d’heure de générosité du ciel et l’averse s’arrêta aussi vite qu’elle était tombée.  

 

        Au soir, le vieux Djicheur Mohamed, qui était invité à souper chez le Moqadem, tenait son beau discours sur les exploits de la résistance, sous le commandement de L’Emir. Sa qualité d’ancien combattant lui donnait une large audience. On le respectait, mieux que tout autre, parce qu’il avait abandonné biens et famille, parce qu’il avait méprisé la mort et répondu à l’appel du djihad. Mais le djihad, qui traduit usuellement un sentiment religieux, ne constitue nullement la guerre sainte, ni une guerre de croisade, faite pare des légions de fanatiques. C’est la voie qui résulte du droit naturel pour repousser l’agression et défendre ses biens, sa famille, sa patrie et sa liberté.  C’est la survie de l’individu dans la dignité, c’est sa conservation ici-bas. 

 

       Le Djicheur était fier d’avoir donné quelques années de sa jeunesse à son pays et de porter une balle de l’ennemi dans la cuisse. Il le disait et le répétait à bout de champ sans manifester d’orgueil, car c’était son devoir et il en était convaincu. Il n’aimait pas les vendus qu’il trouvait abominablement révoltants, comme il ne tenait pas en estime ceux qui restèrent assis aux arrières, attendant l’issue de la guerre. Le butin, qu’il prenait à l’ennemi, était versé sans regret et de bon cœur à son émir qui le redistribuait aux populations civiles démunies. En campagne, il était rusé comme un renard et courageux comme un lion : il savait si bien tendre des embûches, sortir brusquement d’un fourré ou encore brouiller les pistes ; il chargeait frontalement les positions adverses avec un courage exceptionnel et disait à ses compagnons que la vie tenait seulement à une chandelle.  

        Quarante deux ans passèrent et il racontait toujours, l’héroïque résistance des Moudjahidine, après la prise de Meliana par la colonne française, estimée à mille hommes. La ville fut incendiée, saccagée, pillée, vidée de ses habitants. Mais, le Djich de Sidi Mohamed s’était déployé dans les bois environnants et avait pratiquement rendu le ravitaillement de troupes impossibles. Il était mobile et pratiquait la guérilla, invention de l’Emir. Ils étaient deux cents cavaliers et cent fantassins qui étaient maîtres de l’initiative. Ils interceptaient les convois qu’ils harcelaient, pourchassaient, fatiguaient jusqu’à la dernière limite de leurs forces. Des centaines de soldats mouraient sous les balles, d’épuisement, de maladies.

 

        -   Combien les Français perdirent-ils d’hommes aux combats, dit Hamza, tiraillé entre la gloire et la défaite.

 

        -   On ne pouvait pas les dénombrer. Des centaines de soldats sont enterrés à Meliana. Nos pertes étaient minimes, les populations civiles subissaient une terrible vengeance.

 

       -    Quel âge avais-tu ?

 

       -    J’en avais vingt. Que Dieu accorde la félicité à nos martyrs ! Que notre pensée aille à notre glorieux Emir, sans lequel on n’aurait pas pu soutenir une guerre de quinze ans. Il était le tout dans le tout : guerrier, stratège, clément avec les prisonniers de l’ennemi, humain ; c’était un chef. Ce que les gens racontent sur son gouvernement est extraordinaire. Les officiers  français étaient cruels, tel Saint-Arnaud.         

     

          Le maréchal personnage Saint Arnaud, alors colonel. Il enfuma, le 12 juin 1845, dans une grotte aux environs de Ténès, toute une tribu de cinq cents personnes qui moururent, asphyxiées par la fumée qui provenait de la combustion d’importants fagots de bois qu’il avait ordonné de fourrer et d’embraser. En perpétrant ses crimes horribles, il avait porté atteinte à la dignité de son peuple,  sous la complaisance de ses supérieurs. Il fallait vaincre à n’importe quel prix et monter en grade n’importe comment. Les vies humaines ne comptaient pas pour lui, seuls comptaient, pour lui, le maréchalat et le porte feuille du ministère de la guerre que lui consacra pompeusement l’Etat français. Les atrocités qu’il commit dans le Constantinois, dans l’Oranie, dans cette région et en Kabylie ne sont pas humaines.

 

        Le vieux djicheur se faisait devoir d’instruire les générations montantes sur les atrocités perpétrées de sang par les grands officiers. L’épouvante n’est jamais la bienvenue, elle existe et fait parler d’elle-même, malgré toute la réserve que l’on ait sur son sujet. Les parents parlaient à leurs enfants de la guerre, de ses souffrances pour mieux les aguerrir, en faire des vengeurs accomplis, leur inculquaient le sentiment d’insoumission absolue et se faisaient chroniqueur du drame. Ils étaient heureux de constater le grand intérêt que portaient leurs enfants à la cause nationale. Les uns et les autres étaient dans un même vaisseau, se sentaient liés par le même destin, voulaient se ressembler comme deux gouttes d’eau. Le joug colonial était si oppressif qu’il rendait la pacification aléatoire, si, acculant que les révoltes éclataient sans mûrir. Les représailles promptes, terribles n’empêchaient jamais la levée de quelques armes, à la grande surprise de l’occupant.     

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