Marguereitte revisitée 26 a vril 1901 Ahmed Benc herif

 

            Le caid, Ali, surchargeait au crayon les listes matrices des indigènes dont il ne plaida jamais la cause auprès des autorités et cherchait mille subterfuges pour les enfoncer davantage. Il se pliait en quatre pour être à la faveur du Hakem qui le dirigeait comme un pantin. Son statut d’ancien combattant lui valut cette place, mais restait un noir épisode de son passé, jamais oublié par ses coreligionnaires qui le dénigraient à chaque occasion et le traitaient d’esclave en pleine figure. Il avait guerroyé au coté de l’ennemi dans de lointains pays, combattu ses frères en Algérie. Son passé glorieux, qui lui donna plus d’une distinction, ne l’était que pour lui-même ou pour quelques Français qui l’écoutaient émerveillés. Ses rapports avec ses administrés étaient très tendus et il n’hésitait pas à les accabler de corvées.

        -   Ce satané de journal, la Vigie, nous pourfend et nous déclare la guerre depuis déjà dix ans, dit Pierre légèrement désappointé. Il accuse le fisc d’exercer une forte pression et ses illuminés se réclament de la ligue des droits de l’homme. Ces citations sont des boulets de canon. Il faut bien de l’argent pour construire les routes, les hôpitaux, les écoles… Il dénonce avec virulence la répartition discriminatoire et injuste de l’impôt.

        -   Mais il est fou. Les indigènes ont beaucoup d’argent. Il n’y qu’à les voir le jour du souk. Tu sais qu’ils achètent après la récolte des bijoux pour leurs femmes et leurs filles. Le gouverneur général devrait fermer ce journal qui raconte des ragots.

       -    La liberté de la presse est sacrée et le peuple français a vaillamment combattu pour l’arracher. S’il le ferme, il signe son arrêt de mort politique. Tous les intellectuels et les ténors de la politique lui tomberont dessus et il quittera sa place à Alger par la petite porte.  

 

      -     Ah ! On est bien libre en France. On peut s’attaquer à un roi sans risquer de payer la sauce. C’est formidable.

      -     Hé oui ! La liberté d’expression est garantie et préservée par la loi. Sans la loi, l’Etat sombre dans le chaos. 

      -     Il faut lui reconnaître une part de vérité à ce journal, les colons ne paient pas d’impôt en fonction de leur fortune. Il faut voir ces belles villas à Alger et Blida. Ce sont des résidences royales.

      -    

       Le silence tomba soudain le mal doit demeurer dans les méandres du secret. Le journal, qui coupait le souffle à Pierre, menait un combat de longue haleine, avertissait les gouvernants, envoyait des signaux d’alarme. Sa voix et bien d‘autres étaient ignorées, taxées d’alarmistes. Douze ans après l’instauration du gouvernement des maires, il signala la trop grande iniquité en écrivant : « Il n’est pas exagéré de dire que si un pareil régime de succion était pratiqué dans un pays européen, fût-il le plus riche d’entre tous, il suffirait de quelques années pour réduire ce pays à la plus complète misère…Les indigènes étaient imposés au-delà de leur force contributive ».

        Des militaires faisaient des déclarations dans le même sens au parlement. Certains allaient plus loin et signalaient que le fossé se creusait davantage entre les deux communautés et qu’il se comblerait de cadavres. D’autres disaient clairement qu’il ne faudrait pas s’étonner, si un jour on perdait l’Algérie et que ce fossé serait tant comblé de cadavres Mais personne n’écoutait ces bonnes âmes. On les prenait à parti, on les accusait à tort de pactiser avec les Arabes.         

              Là, se prolongeait le malheur du peuple vaincu. Si tôt, les armes déposées, une nouvelle guerre, celle du régime civil, était menée, plus longue et totale, méthodique et planifiée, de terreur et d’iniquité. Là, de pauvres âmes pouvaient flancher à la dernière sommation fiscale, ternir leur foi pour sauver temporairement leur moyen de subsistance, en le faisant avec la plus grande honte et dans le secret absolu. Les contribuables étaient quasiment tous indigènes et leur argent servait à faire tourner une administration répressive, à alimenter les caisses de la commune, du département, du gouvernement. Ils étaient une vingtaine à attendre leur tour, pour être pressés comme des citrons et c’était long, comme au jour de la résurrection.       

    

       Hamza avait mal, sentait son coeur exploser, sa gorge se resserrer. Il s’écria d’un seul coup : « Non à la Hogra ! » (Non à l’oppression !). La procession perçut son cri comme un fouet, se retourna et le vit dans une colère intense. Ses yeux brillaient de fureur et il avait brisé le mur de la peur que rencontre naturellement tout adolescent. En cet instant précis, le souffle chaud le gagna, le souffle de la révolte. Oui, répéta-il d’une voix de défi : « Non à la Hogra ! » Il ne défiait pas les adultes qui savaient que la disparition de la Hogra n’était pas facile, il se convainquait lui-même. Les évènements tragiques récents s’étaient déroulés avec une telle précipitation qu’il se trouvait encore en questionnement

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