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les Roulants Margueritte T1 Ahmed Bencherif

 

       La foule vivait ce moment avec intensité pour échapper, quelques fois, aux tristesses intarissables et empoignantes que provoquait l’emprise coloniale, de plus en plus sévère, qui les privait de tout et tendait à les anéantir. Hélas, ce divertissement fut vite perturbé par un chien qui aboya, puis un autre et enfin toute la meute se mêla aux cris rugissants, rauques ou aigus et gueulait à mesure que passaient trois silhouettes non loin de l’enceinte du douar. Les bêtes jappaient furieusement et persistaient, attachés aux piquets qu’elles essayaient désespérément d’arracher en s’élançant souvent, saisies d’une nervosité trouble et exceptionnelle. Trois ou quatre habitants se dressèrent promptement. Hamza fit agilement un grand saut, tel un fauve en chasse de sa proie et les suivit. Ils sortirent du petit bois et virent trois hommes s’avancer vers eux, s’approcher de mieux en mieux et se distinguer de plus en plus : c’étaient des étrangers à la peau blanche, coiffés de bérets de couleur terne par un long usage, vêtus de pantalons en gabardine rude, étriqués et très courts, tellement limés qu’ils donnaient une impression de transparence.

       C’étaient des roulants de souche espagnole, qui venaient d’AliCante, la deuxième capitale d’Hannibal le carthaginois, redoutable ennemi de la Rome antique. Poussés par la misère, tentés par d’alléchants échos qui leur parvenaient d’Algérie, ils quittèrent leur petit pays, voyagèrent clandestinement par bateau, attirés par la terre promise qu’ils s’imaginaient une terre neuve sans populations. Ils ne connaissaient ni le Français, ni l’Arabe et dirent avec beaucoup d’humilité et d’espoir à leurs interlocuteurs : «Cherche Trabacho ». Ceux-ci comprirent les quelques mots ; car ce n’était pas la première fois que des roulants européens se présentaient pendant les moissons depuis quatre ou cinq années et, passée la saison, ils devenaient des propriétaires terriens, obtenaient des crédits bancaires, accédaient aux divers concours de l’Etat et devenaient des citoyens. Ils les emmenèrent aux notables sans les brusquer et avec une courtoisie élémentaire, bien sûr en leur vouant de l’animosité secrète. Car, ils voyaient en eux de futurs ennemis, s’ils devaient rester définitivement. Le moqadem convia les visiteurs à s’asseoir, par devoir d’hospitalité et leur demanda s’ils avaient faim. C’était un langage de sourd et il se fit comprendre en recourant au premier langage humain, celui des gestes. Ils observèrent un silence pesant, lequel était trop significatif. Leur hôte envoya donc son fils Hamza leur ramener le manger.        

      Raoul et ses amis vinrent de Margueritte où le garde champêtre, toujours en faction même aux moments creux, leur avait dit qu’ils trouveraient embauche dans la plaine. Ils avaient tellement marché sous les dards brûlants qu’ils étaient épuisés et déshydratés. Ils réclamèrent de l’eau et s’abreuvèrent littéralement dans un sceau en caoutchouc. Ils commencèrent ensuite à percevoir les choses autour d’eux, à leurs justes proportions. Ils dévorèrent de leurs yeux les champs de blé qui s’étendaient à perte de vue que le souffle du vent berçait, observèrent la terre avec avidité qu’ils pensèrent très généreuse, envièrent les habits chiques de leurs hôtes et regardèrent enfin avec une supériorité méprisante les moissonneurs qu’ils pourraient, se dirent-ils, employer la saison prochaine dans leurs exploitations, ce qui n’était pas un rêve, mais un projet facilement réalisable, tant ils étaient sûrs qu’ils ne couraient pas l’aventure en Algérie. Car, le sentier battu par leurs devanciers en drainerait autant d’hommes de la rive Nord de la Méditerranée qu’implantaient la baïonnette et un règlement fabriqué sur mesure, à coté de l’Arabe, à la place de l’Arabe, parce que la poudre indigène ne tonnait plus.    

       Les moissonneurs, roulants et autres, quant à eux, considéraient ces étrangers en vrais conquérants glorieux, plutôt que de pauvres malheureux qui méritaient charité. Ils ne manifestèrent à leur égard aucun sentiment de solidarité, les uns et les autres ne se sentant pas unis par un même destin. Cette Armée de roulants, qui inquiétait tant le pouvoir, n’était nullement révolutionnaire et portait en elle-même les germes de la contradiction interne, nuisible à son unité, dont une partie seulement, l’européenne, était prise en charge par tous ceux qui présidaient aux destinées du pays. La générosité du moqadem rendait tout le monde perplexe : les œuvres charitables de la zaouïa touchaient les indigènes assurément. Mais pouvaient-elles s’étendre aux étrangers et de surcroît de confession chrétienne ? Allait-il les embaucher ? Non ! Non ! Sa clairvoyance l’en empêchera malgré son altruisme naturel. C’était une sorte de vengeance dont ils se réclamaient : œil pour œil, dent pour dent. Les Roumi refusent de nous embaucher et nous préfèrent les Marocains qui travaillent pour un misérable salaire journalier de six francs avec une pitance, au lieu d’une réelle nourriture.     

       Hamza se pointa et déposa pour les quêteurs d’embauche un plat moyen assez consistant et largement suffisant pour trois moissonneurs de grand appétit. Ils regardèrent la nourriture abondante qui faisait vibrer leurs sens, se léchèrent leurs lèvres et semblèrent embarrassés par le choix. Alors, ils commencèrent par la fin, se partagèrent la viande qu’ils dévorèrent en un clin d’œil comme des loups, n’entendant rien, ne voyant rien. Puis ils croquèrent les ossements et avalèrent en quelques bouchées la petite montagne de légumes. Il n’en restait plus que le couscous qu’ils n’avaient jamais mangé et ils hésitèrent un moment. Mais, leurs estomacs crevaient de faim et ils sifflèrent les cuillerées de plus en plus vite. La saveur leur donna d’autres envies et Raoul demanda du Chrab, en pointant le pouce vers sa bouche, en faisant tanguer sa tête. L’expression, qui désignait le vin dans le jargon populaire, fut d’une insolence extrême et provoqua le mécontentement nerveux des notables. Quels effrontés, murmurèrent-ils. Il ne manquait plus que cela, gronda l’un d’entre eux. Très contrarié, le moqadem intervint pour calmer les esprits et répondit à Raoul que le Chrab était interdit par la religion musulmane. Raoul, qui n’en savait rien, comprit qu’il venait de faire une grosse bêtise et n’insista pas. Ils achevèrent le repas dans un silence ennuyeusement gênant et dirent : « Merci beaucoup ». Les notables, qui furent sollicités à se prononcer sur une éventuelle embauche, répondirent par la négative et le moqadem indiqua à Raoul les exploitations coloniales dans les profondeurs de la plaine qui pourraient les employer. Les trois roulants s’en allèrent par les sentiers à la rencontre de leurs coreligionnaires.       

        La pause s’acheva par un thé et les moissonneurs regagnèrent les champs, les jambes dégourdies, les bras plus vigoureux et une merveilleuse bonhomie. Vers le coup de quinze heures, le soleil demeurait immobile dans son point et projetait ses dards qui martelaient le crâne, serraient les tempes prêtes à imploser à chaque moment, chassaient l’air autour de l’individu dont le cerveau bouillonnait comme trempé dans un chaudron. Ni le chapeau, ni le turban ne permettaient d’échapper à cet enfer qui descendait du ciel en ce moment et que tous craignaient, si bien que l’on disait dans le langage coutumier que le soleil était debout, sous lequel des hommes saignaient du nez ou tombaient évanouis. L’astre du jour, tellement magnifié et loué, faisait des victimes au plus fort de son ardeur et ces hommes, qui y bossaient  sans arrêt, méritaient tout autant de l’admiration. N’avaient-ils point eux-mêmes une matière organique infernale ? Ils peinaient et suaient avec une endurance qui dépassait les limites de la résistance humaine. Ah ! Ils étaient laborieux et récoltaient ce que la terre donnait avec une générosité incommensurable. Chacun se faisait le devoir sacré de moissonner le tiers d’un ha environ par jour, sans geindre ni se plaindre. Ils faisaient les mêmes mouvements, battaient le même volume d’ouvrage à une même cadence, comme une mécanique, l’amour de la terre les incitant à déployer des efforts surnaturels.

       Enfants et adolescents avaient déserté les champs en ce moment de fournaise, ainsi que quelques bénévoles. L’ombre était recherchée comme de l’élixir aussi bien par les êtres paresseux que par les dégourdis pour se prémunir contre cette nonchalance qui dope l’esprit et ramollit les muscles. On s’y affaissait, on essayait de roupiller, on se faisait l’illusion que l’air frais soufflait et l’on recevait de plein fouet une charge de moustiques qui piquaient un organe et en absorbait un peu de sang. Mais les roulants, ces hommes robotisés par le dénuement total, restaient là et battaient réellement besogne à la sueur de leur front, méritant plus que le salaire. Le moqadem fit sa troisième incursion du jour pour évaluer la récolte. Il marchait entre les bottes de blé en vrai pèlerin, prenait une gerbe, puis une autre et une autre. Les épis étaient pleins et chacune contenait une centaine de grains. Il remercia le Seigneur pour cette prospérité, les bras levés en haut, le regard lointain et implorant, comme s’il voulait voir le Clément et Miséricordieux. Mais il le sentait au fond de lui-même et dans sa chair. Alors il se prosterna, baisa par trois fois la terre et pria : « Seigneur tout puissant ! Fasse que cette prospérité dure et éclaire les hommes sur ta grandeur et ta générosité. Fasse que ta Justice règne dans le monde. Fraternise entre les gens des Ecritures Saintes. Délivre la terre de l’Islam des impies qui la souillent. Fasse que nous soyons ton épée pour la libérer.».  Hamza contemplait en silence l’humilité de son père dont il essayait de pénétrer les pieuses invocations. Cela lui insuffla de l’ardeur et il reprit la faux, tandis que le moqadem s’éloignait d’une démarche humble et dans un état de dévotion sublime.             

       La foule vivait ce moment avec intensité pour échapper, quelques fois, aux tristesses intarissables et empoignantes que provoquait l’emprise coloniale, de plus en plus sévère, qui les privait de tout et tendait à les anéantir. Hélas, ce divertissement fut vite perturbé par un chien qui aboya, puis un autre et enfin toute la meute se mêla aux cris rugissants, rauques ou aigus et gueulait à mesure que passaient trois silhouettes non loin de l’enceinte du douar. Les bêtes jappaient furieusement et persistaient, attachés aux piquets qu’elles essayaient désespérément d’arracher en s’élançant souvent, saisies d’une nervosité trouble et exceptionnelle. Trois ou quatre habitants se dressèrent promptement. Hamza fit agilement un grand saut, tel un fauve en chasse de sa proie et les suivit. Ils sortirent du petit bois et virent trois hommes s’avancer vers eux, s’approcher de mieux en mieux et se distinguer de plus en plus : c’étaient des étrangers à la peau blanche, coiffés de bérets de couleur terne par un long usage, vêtus de pantalons en gabardine rude, étriqués et très courts, tellement limés qu’ils donnaient une impression de transparence.

       C’étaient des roulants de souche espagnole, qui venaient d’AliCante, la deuxième capitale d’Hannibal le carthaginois, redoutable ennemi de la Rome antique. Poussés par la misère, tentés par d’alléchants échos qui leur parvenaient d’Algérie, ils quittèrent leur petit pays, voyagèrent clandestinement par bateau, attirés par la terre promise qu’ils s’imaginaient une terre neuve sans populations. Ils ne connaissaient ni le Français, ni l’Arabe et dirent avec beaucoup d’humilité et d’espoir à leurs interlocuteurs : «Cherche Trabacho ». Ceux-ci comprirent les quelques mots ; car ce n’était pas la première fois que des roulants européens se présentaient pendant les moissons depuis quatre ou cinq années et, passée la saison, ils devenaient des propriétaires terriens, obtenaient des crédits bancaires, accédaient aux divers concours de l’Etat et devenaient des citoyens. Ils les emmenèrent aux notables sans les brusquer et avec une courtoisie élémentaire, bien sûr en leur vouant de l’animosité secrète. Car, ils voyaient en eux de futurs ennemis, s’ils devaient rester définitivement. Le moqadem convia les visiteurs à s’asseoir, par devoir d’hospitalité et leur demanda s’ils avaient faim. C’était un langage de sourd et il se fit comprendre en recourant au premier langage humain, celui des gestes. Ils observèrent un silence pesant, lequel était trop significatif. Leur hôte envoya donc son fils Hamza leur ramener le manger.        

      Raoul et ses amis vinrent de Margueritte où le garde champêtre, toujours en faction même aux moments creux, leur avait dit qu’ils trouveraient embauche dans la plaine. Ils avaient tellement marché sous les dards brûlants qu’ils étaient épuisés et déshydratés. Ils réclamèrent de l’eau et s’abreuvèrent littéralement dans un sceau en caoutchouc. Ils commencèrent ensuite à percevoir les choses autour d’eux, à leurs justes proportions. Ils dévorèrent de leurs yeux les champs de blé qui s’étendaient à perte de vue que le souffle du vent berçait, observèrent la terre avec avidité qu’ils pensèrent très généreuse, envièrent les habits chiques de leurs hôtes et regardèrent enfin avec une supériorité méprisante les moissonneurs qu’ils pourraient, se dirent-ils, employer la saison prochaine dans leurs exploitations, ce qui n’était pas un rêve, mais un projet facilement réalisable, tant ils étaient sûrs qu’ils ne couraient pas l’aventure en Algérie. Car, le sentier battu par leurs devanciers en drainerait autant d’hommes de la rive Nord de la Méditerranée qu’implantaient la baïonnette et un règlement fabriqué sur mesure, à coté de l’Arabe, à la place de l’Arabe, parce que la poudre indigène ne tonnait plus.    

       Les moissonneurs, roulants et autres, quant à eux, considéraient ces étrangers en vrais conquérants glorieux, plutôt que de pauvres malheureux qui méritaient charité. Ils ne manifestèrent à leur égard aucun sentiment de solidarité, les uns et les autres ne se sentant pas unis par un même destin. Cette Armée de roulants, qui inquiétait tant le pouvoir, n’était nullement révolutionnaire et portait en elle-même les germes de la contradiction interne, nuisible à son unité, dont une partie seulement, l’européenne, était prise en charge par tous ceux qui présidaient aux destinées du pays. La générosité du moqadem rendait tout le monde perplexe : les œuvres charitables de la zaouïa touchaient les indigènes assurément. Mais pouvaient-elles s’étendre aux étrangers et de surcroît de confession chrétienne ? Allait-il les embaucher ? Non ! Non ! Sa clairvoyance l’en empêchera malgré son altruisme naturel. C’était une sorte de vengeance dont ils se réclamaient : œil pour œil, dent pour dent. Les Roumi refusent de nous embaucher et nous préfèrent les Marocains qui travaillent pour un misérable salaire journalier de six francs avec une pitance, au lieu d’une réelle nourriture.     

       Hamza se pointa et déposa pour les quêteurs d’embauche un plat moyen assez consistant et largement suffisant pour trois moissonneurs de grand appétit. Ils regardèrent la nourriture abondante qui faisait vibrer leurs sens, se léchèrent leurs lèvres et semblèrent embarrassés par le choix. Alors, ils commencèrent par la fin, se partagèrent la viande qu’ils dévorèrent en un clin d’œil comme des loups, n’entendant rien, ne voyant rien. Puis ils croquèrent les ossements et avalèrent en quelques bouchées la petite montagne de légumes. Il n’en restait plus que le couscous qu’ils n’avaient jamais mangé et ils hésitèrent un moment. Mais, leurs estomacs crevaient de faim et ils sifflèrent les cuillerées de plus en plus vite. La saveur leur donna d’autres envies et Raoul demanda du Chrab, en pointant le pouce vers sa bouche, en faisant tanguer sa tête. L’expression, qui désignait le vin dans le jargon populaire, fut d’une insolence extrême et provoqua le mécontentement nerveux des notables. Quels effrontés, murmurèrent-ils. Il ne manquait plus que cela, gronda l’un d’entre eux. Très contrarié, le moqadem intervint pour calmer les esprits et répondit à Raoul que le Chrab était interdit par la religion musulmane. Raoul, qui n’en savait rien, comprit qu’il venait de faire une grosse bêtise et n’insista pas. Ils achevèrent le repas dans un silence ennuyeusement gênant et dirent : « Merci beaucoup ». Les notables, qui furent sollicités à se prononcer sur une éventuelle embauche, répondirent par la négative et le moqadem indiqua à Raoul les exploitations coloniales dans les profondeurs de la plaine qui pourraient les employer. Les trois roulants s’en allèrent par les sentiers à la rencontre de leurs coreligionnaires.       

        La pause s’acheva par un thé et les moissonneurs regagnèrent les champs, les jambes dégourdies, les bras plus vigoureux et une merveilleuse bonhomie. Vers le coup de quinze heures, le soleil demeurait immobile dans son point et projetait ses dards qui martelaient le crâne, serraient les tempes prêtes à imploser à chaque moment, chassaient l’air autour de l’individu dont le cerveau bouillonnait comme trempé dans un chaudron. Ni le chapeau, ni le turban ne permettaient d’échapper à cet enfer qui descendait du ciel en ce moment et que tous craignaient, si bien que l’on disait dans le langage coutumier que le soleil était debout, sous lequel des hommes saignaient du nez ou tombaient évanouis. L’astre du jour, tellement magnifié et loué, faisait des victimes au plus fort de son ardeur et ces hommes, qui y bossaient  sans arrêt, méritaient tout autant de l’admiration. N’avaient-ils point eux-mêmes une matière organique infernale ? Ils peinaient et suaient avec une endurance qui dépassait les limites de la résistance humaine. Ah ! Ils étaient laborieux et récoltaient ce que la terre donnait avec une générosité incommensurable. Chacun se faisait le devoir sacré de moissonner le tiers d’un ha environ par jour, sans geindre ni se plaindre. Ils faisaient les mêmes mouvements, battaient le même volume d’ouvrage à une même cadence, comme une mécanique, l’amour de la terre les incitant à déployer des efforts surnaturels.

       Enfants et adolescents avaient déserté les champs en ce moment de fournaise, ainsi que quelques bénévoles. L’ombre était recherchée comme de l’élixir aussi bien par les êtres paresseux que par les dégourdis pour se prémunir contre cette nonchalance qui dope l’esprit et ramollit les muscles. On s’y affaissait, on essayait de roupiller, on se faisait l’illusion que l’air frais soufflait et l’on recevait de plein fouet une charge de moustiques qui piquaient un organe et en absorbait un peu de sang. Mais les roulants, ces hommes robotisés par le dénuement total, restaient là et battaient réellement besogne à la sueur de leur front, méritant plus que le salaire. Le moqadem fit sa troisième incursion du jour pour évaluer la récolte. Il marchait entre les bottes de blé en vrai pèlerin, prenait une gerbe, puis une autre et une autre. Les épis étaient pleins et chacune contenait une centaine de grains. Il remercia le Seigneur pour cette prospérité, les bras levés en haut, le regard lointain et implorant, comme s’il voulait voir le Clément et Miséricordieux. Mais il le sentait au fond de lui-même et dans sa chair. Alors il se prosterna, baisa par trois fois la terre et pria : « Seigneur tout puissant ! Fasse que cette prospérité dure et éclaire les hommes sur ta grandeur et ta générosité. Fasse que ta Justice règne dans le monde. Fraternise entre les gens des Ecritures Saintes. Délivre la terre de l’Islam des impies qui la souillent. Fasse que nous soyons ton épée pour la libérer.».  Hamza contemplait en silence l’humilité de son père dont il essayait de pénétrer les pieuses invocations. Cela lui insuffla de l’ardeur et il reprit la faux, tandis que le moqadem s’éloignait d’une démarche humble et dans un état de dévotion sublime.             

       La foule vivait ce moment avec intensité pour échapper, quelques fois, aux tristesses intarissables et empoignantes que provoquait l’emprise coloniale, de plus en plus sévère, qui les privait de tout et tendait à les anéantir. Hélas, ce divertissement fut vite perturbé par un chien qui aboya, puis un autre et enfin toute la meute se mêla aux cris rugissants, rauques ou aigus et gueulait à mesure que passaient trois silhouettes non loin de l’enceinte du douar. Les bêtes jappaient furieusement et persistaient, attachés aux piquets qu’elles essayaient désespérément d’arracher en s’élançant souvent, saisies d’une nervosité trouble et exceptionnelle. Trois ou quatre habitants se dressèrent promptement. Hamza fit agilement un grand saut, tel un fauve en chasse de sa proie et les suivit. Ils sortirent du petit bois et virent trois hommes s’avancer vers eux, s’approcher de mieux en mieux et se distinguer de plus en plus : c’étaient des étrangers à la peau blanche, coiffés de bérets de couleur terne par un long usage, vêtus de pantalons en gabardine rude, étriqués et très courts, tellement limés qu’ils donnaient une impression de transparence.

       C’étaient des roulants de souche espagnole, qui venaient d’AliCante, la deuxième capitale d’Hannibal le carthaginois, redoutable ennemi de la Rome antique. Poussés par la misère, tentés par d’alléchants échos qui leur parvenaient d’Algérie, ils quittèrent leur petit pays, voyagèrent clandestinement par bateau, attirés par la terre promise qu’ils s’imaginaient une terre neuve sans populations. Ils ne connaissaient ni le Français, ni l’Arabe et dirent avec beaucoup d’humilité et d’espoir à leurs interlocuteurs : «Cherche Trabacho ». Ceux-ci comprirent les quelques mots ; car ce n’était pas la première fois que des roulants européens se présentaient pendant les moissons depuis quatre ou cinq années et, passée la saison, ils devenaient des propriétaires terriens, obtenaient des crédits bancaires, accédaient aux divers concours de l’Etat et devenaient des citoyens. Ils les emmenèrent aux notables sans les brusquer et avec une courtoisie élémentaire, bien sûr en leur vouant de l’animosité secrète. Car, ils voyaient en eux de futurs ennemis, s’ils devaient rester définitivement. Le moqadem convia les visiteurs à s’asseoir, par devoir d’hospitalité et leur demanda s’ils avaient faim. C’était un langage de sourd et il se fit comprendre en recourant au premier langage humain, celui des gestes. Ils observèrent un silence pesant, lequel était trop significatif. Leur hôte envoya donc son fils Hamza leur ramener le manger.        

      Raoul et ses amis vinrent de Margueritte où le garde champêtre, toujours en faction même aux moments creux, leur avait dit qu’ils trouveraient embauche dans la plaine. Ils avaient tellement marché sous les dards brûlants qu’ils étaient épuisés et déshydratés. Ils réclamèrent de l’eau et s’abreuvèrent littéralement dans un sceau en caoutchouc. Ils commencèrent ensuite à percevoir les choses autour d’eux, à leurs justes proportions. Ils dévorèrent de leurs yeux les champs de blé qui s’étendaient à perte de vue que le souffle du vent berçait, observèrent la terre avec avidité qu’ils pensèrent très généreuse, envièrent les habits chiques de leurs hôtes et regardèrent enfin avec une supériorité méprisante les moissonneurs qu’ils pourraient, se dirent-ils, employer la saison prochaine dans leurs exploitations, ce qui n’était pas un rêve, mais un projet facilement réalisable, tant ils étaient sûrs qu’ils ne couraient pas l’aventure en Algérie. Car, le sentier battu par leurs devanciers en drainerait autant d’hommes de la rive Nord de la Méditerranée qu’implantaient la baïonnette et un règlement fabriqué sur mesure, à coté de l’Arabe, à la place de l’Arabe, parce que la poudre indigène ne tonnait plus.    

       Les moissonneurs, roulants et autres, quant à eux, considéraient ces étrangers en vrais conquérants glorieux, plutôt que de pauvres malheureux qui méritaient charité. Ils ne manifestèrent à leur égard aucun sentiment de solidarité, les uns et les autres ne se sentant pas unis par un même destin. Cette Armée de roulants, qui inquiétait tant le pouvoir, n’était nullement révolutionnaire et portait en elle-même les germes de la contradiction interne, nuisible à son unité, dont une partie seulement, l’européenne, était prise en charge par tous ceux qui présidaient aux destinées du pays. La générosité du moqadem rendait tout le monde perplexe : les œuvres charitables de la zaouïa touchaient les indigènes assurément. Mais pouvaient-elles s’étendre aux étrangers et de surcroît de confession chrétienne ? Allait-il les embaucher ? Non ! Non ! Sa clairvoyance l’en empêchera malgré son altruisme naturel. C’était une sorte de vengeance dont ils se réclamaient : œil pour œil, dent pour dent. Les Roumi refusent de nous embaucher et nous préfèrent les Marocains qui travaillent pour un misérable salaire journalier de six francs avec une pitance, au lieu d’une réelle nourriture.     

       Hamza se pointa et déposa pour les quêteurs d’embauche un plat moyen assez consistant et largement suffisant pour trois moissonneurs de grand appétit. Ils regardèrent la nourriture abondante qui faisait vibrer leurs sens, se léchèrent leurs lèvres et semblèrent embarrassés par le choix. Alors, ils commencèrent par la fin, se partagèrent la viande qu’ils dévorèrent en un clin d’œil comme des loups, n’entendant rien, ne voyant rien. Puis ils croquèrent les ossements et avalèrent en quelques bouchées la petite montagne de légumes. Il n’en restait plus que le couscous qu’ils n’avaient jamais mangé et ils hésitèrent un moment. Mais, leurs estomacs crevaient de faim et ils sifflèrent les cuillerées de plus en plus vite. La saveur leur donna d’autres envies et Raoul demanda du Chrab, en pointant le pouce vers sa bouche, en faisant tanguer sa tête. L’expression, qui désignait le vin dans le jargon populaire, fut d’une insolence extrême et provoqua le mécontentement nerveux des notables. Quels effrontés, murmurèrent-ils. Il ne manquait plus que cela, gronda l’un d’entre eux. Très contrarié, le moqadem intervint pour calmer les esprits et répondit à Raoul que le Chrab était interdit par la religion musulmane. Raoul, qui n’en savait rien, comprit qu’il venait de faire une grosse bêtise et n’insista pas. Ils achevèrent le repas dans un silence ennuyeusement gênant et dirent : « Merci beaucoup ». Les notables, qui furent sollicités à se prononcer sur une éventuelle embauche, répondirent par la négative et le moqadem indiqua à Raoul les exploitations coloniales dans les profondeurs de la plaine qui pourraient les employer. Les trois roulants s’en allèrent par les sentiers à la rencontre de leurs coreligionnaires.       

        La pause s’acheva par un thé et les moissonneurs regagnèrent les champs, les jambes dégourdies, les bras plus vigoureux et une merveilleuse bonhomie. Vers le coup de quinze heures, le soleil demeurait immobile dans son point et projetait ses dards qui martelaient le crâne, serraient les tempes prêtes à imploser à chaque moment, chassaient l’air autour de l’individu dont le cerveau bouillonnait comme trempé dans un chaudron. Ni le chapeau, ni le turban ne permettaient d’échapper à cet enfer qui descendait du ciel en ce moment et que tous craignaient, si bien que l’on disait dans le langage coutumier que le soleil était debout, sous lequel des hommes saignaient du nez ou tombaient évanouis. L’astre du jour, tellement magnifié et loué, faisait des victimes au plus fort de son ardeur et ces hommes, qui y bossaient  sans arrêt, méritaient tout autant de l’admiration. N’avaient-ils point eux-mêmes une matière organique infernale ? Ils peinaient et suaient avec une endurance qui dépassait les limites de la résistance humaine. Ah ! Ils étaient laborieux et récoltaient ce que la terre donnait avec une générosité incommensurable. Chacun se faisait le devoir sacré de moissonner le tiers d’un ha environ par jour, sans geindre ni se plaindre. Ils faisaient les mêmes mouvements, battaient le même volume d’ouvrage à une même cadence, comme une mécanique, l’amour de la terre les incitant à déployer des efforts surnaturels.

       Enfants et adolescents avaient déserté les champs en ce moment de fournaise, ainsi que quelques bénévoles. L’ombre était recherchée comme de l’élixir aussi bien par les êtres paresseux que par les dégourdis pour se prémunir contre cette nonchalance qui dope l’esprit et ramollit les muscles. On s’y affaissait, on essayait de roupiller, on se faisait l’illusion que l’air frais soufflait et l’on recevait de plein fouet une charge de moustiques qui piquaient un organe et en absorbait un peu de sang. Mais les roulants, ces hommes robotisés par le dénuement total, restaient là et battaient réellement besogne à la sueur de leur front, méritant plus que le salaire. Le moqadem fit sa troisième incursion du jour pour évaluer la récolte. Il marchait entre les bottes de blé en vrai pèlerin, prenait une gerbe, puis une autre et une autre. Les épis étaient pleins et chacune contenait une centaine de grains. Il remercia le Seigneur pour cette prospérité, les bras levés en haut, le regard lointain et implorant, comme s’il voulait voir le Clément et Miséricordieux. Mais il le sentait au fond de lui-même et dans sa chair. Alors il se prosterna, baisa par trois fois la terre et pria : « Seigneur tout puissant ! Fasse que cette prospérité dure et éclaire les hommes sur ta grandeur et ta générosité. Fasse que ta Justice règne dans le monde. Fraternise entre les gens des Ecritures Saintes. Délivre la terre de l’Islam des impies qui la souillent. Fasse que nous soyons ton épée pour la libérer.».  Hamza contemplait en silence l’humilité de son père dont il essayait de pénétrer les pieuses invocations. Cela lui insuffla de l’ardeur et il reprit la faux, tandis que le moqadem s’éloignait d’une démarche humble et dans un état de dévotion sublime.             

       La foule vivait ce moment avec intensité pour échapper, quelques fois, aux tristesses intarissables et empoignantes que provoquait l’emprise coloniale, de plus en plus sévère, qui les privait de tout et tendait à les anéantir. Hélas, ce divertissement fut vite perturbé par un chien qui aboya, puis un autre et enfin toute la meute se mêla aux cris rugissants, rauques ou aigus et gueulait à mesure que passaient trois silhouettes non loin de l’enceinte du douar. Les bêtes jappaient furieusement et persistaient, attachés aux piquets qu’elles essayaient désespérément d’arracher en s’élançant souvent, saisies d’une nervosité trouble et exceptionnelle. Trois ou quatre habitants se dressèrent promptement. Hamza fit agilement un grand saut, tel un fauve en chasse de sa proie et les suivit. Ils sortirent du petit bois et virent trois hommes s’avancer vers eux, s’approcher de mieux en mieux et se distinguer de plus en plus : c’étaient des étrangers à la peau blanche, coiffés de bérets de couleur terne par un long usage, vêtus de pantalons en gabardine rude, étriqués et très courts, tellement limés qu’ils donnaient une impression de transparence.

       C’étaient des roulants de souche espagnole, qui venaient d’AliCante, la deuxième capitale d’Hannibal le carthaginois, redoutable ennemi de la Rome antique. Poussés par la misère, tentés par d’alléchants échos qui leur parvenaient d’Algérie, ils quittèrent leur petit pays, voyagèrent clandestinement par bateau, attirés par la terre promise qu’ils s’imaginaient une terre neuve sans populations. Ils ne connaissaient ni le Français, ni l’Arabe et dirent avec beaucoup d’humilité et d’espoir à leurs interlocuteurs : «Cherche Trabacho ». Ceux-ci comprirent les quelques mots ; car ce n’était pas la première fois que des roulants européens se présentaient pendant les moissons depuis quatre ou cinq années et, passée la saison, ils devenaient des propriétaires terriens, obtenaient des crédits bancaires, accédaient aux divers concours de l’Etat et devenaient des citoyens. Ils les emmenèrent aux notables sans les brusquer et avec une courtoisie élémentaire, bien sûr en leur vouant de l’animosité secrète. Car, ils voyaient en eux de futurs ennemis, s’ils devaient rester définitivement. Le moqadem convia les visiteurs à s’asseoir, par devoir d’hospitalité et leur demanda s’ils avaient faim. C’était un langage de sourd et il se fit comprendre en recourant au premier langage humain, celui des gestes. Ils observèrent un silence pesant, lequel était trop significatif. Leur hôte envoya donc son fils Hamza leur ramener le manger.        

      Raoul et ses amis vinrent de Margueritte où le garde champêtre, toujours en faction même aux moments creux, leur avait dit qu’ils trouveraient embauche dans la plaine. Ils avaient tellement marché sous les dards brûlants qu’ils étaient épuisés et déshydratés. Ils réclamèrent de l’eau et s’abreuvèrent littéralement dans un sceau en caoutchouc. Ils commencèrent ensuite à percevoir les choses autour d’eux, à leurs justes proportions. Ils dévorèrent de leurs yeux les champs de blé qui s’étendaient à perte de vue que le souffle du vent berçait, observèrent la terre avec avidité qu’ils pensèrent très généreuse, envièrent les habits chiques de leurs hôtes et regardèrent enfin avec une supériorité méprisante les moissonneurs qu’ils pourraient, se dirent-ils, employer la saison prochaine dans leurs exploitations, ce qui n’était pas un rêve, mais un projet facilement réalisable, tant ils étaient sûrs qu’ils ne couraient pas l’aventure en Algérie. Car, le sentier battu par leurs devanciers en drainerait autant d’hommes de la rive Nord de la Méditerranée qu’implantaient la baïonnette et un règlement fabriqué sur mesure, à coté de l’Arabe, à la place de l’Arabe, parce que la poudre indigène ne tonnait plus.    

       Les moissonneurs, roulants et autres, quant à eux, considéraient ces étrangers en vrais conquérants glorieux, plutôt que de pauvres malheureux qui méritaient charité. Ils ne manifestèrent à leur égard aucun sentiment de solidarité, les uns et les autres ne se sentant pas unis par un même destin. Cette Armée de roulants, qui inquiétait tant le pouvoir, n’était nullement révolutionnaire et portait en elle-même les germes de la contradiction interne, nuisible à son unité, dont une partie seulement, l’européenne, était prise en charge par tous ceux qui présidaient aux destinées du pays. La générosité du moqadem rendait tout le monde perplexe : les œuvres charitables de la zaouïa touchaient les indigènes assurément. Mais pouvaient-elles s’étendre aux étrangers et de surcroît de confession chrétienne ? Allait-il les embaucher ? Non ! Non ! Sa clairvoyance l’en empêchera malgré son altruisme naturel. C’était une sorte de vengeance dont ils se réclamaient : œil pour œil, dent pour dent. Les Roumi refusent de nous embaucher et nous préfèrent les Marocains qui travaillent pour un misérable salaire journalier de six francs avec une pitance, au lieu d’une réelle nourriture.     

       Hamza se pointa et déposa pour les quêteurs d’embauche un plat moyen assez consistant et largement suffisant pour trois moissonneurs de grand appétit. Ils regardèrent la nourriture abondante qui faisait vibrer leurs sens, se léchèrent leurs lèvres et semblèrent embarrassés par le choix. Alors, ils commencèrent par la fin, se partagèrent la viande qu’ils dévorèrent en un clin d’œil comme des loups, n’entendant rien, ne voyant rien. Puis ils croquèrent les ossements et avalèrent en quelques bouchées la petite montagne de légumes. Il n’en restait plus que le couscous qu’ils n’avaient jamais mangé et ils hésitèrent un moment. Mais, leurs estomacs crevaient de faim et ils sifflèrent les cuillerées de plus en plus vite. La saveur leur donna d’autres envies et Raoul demanda du Chrab, en pointant le pouce vers sa bouche, en faisant tanguer sa tête. L’expression, qui désignait le vin dans le jargon populaire, fut d’une insolence extrême et provoqua le mécontentement nerveux des notables. Quels effrontés, murmurèrent-ils. Il ne manquait plus que cela, gronda l’un d’entre eux. Très contrarié, le moqadem intervint pour calmer les esprits et répondit à Raoul que le Chrab était interdit par la religion musulmane. Raoul, qui n’en savait rien, comprit qu’il venait de faire une grosse bêtise et n’insista pas. Ils achevèrent le repas dans un silence ennuyeusement gênant et dirent : « Merci beaucoup ». Les notables, qui furent sollicités à se prononcer sur une éventuelle embauche, répondirent par la négative et le moqadem indiqua à Raoul les exploitations coloniales dans les profondeurs de la plaine qui pourraient les employer. Les trois roulants s’en allèrent par les sentiers à la rencontre de leurs coreligionnaires.       

        La pause s’acheva par un thé et les moissonneurs regagnèrent les champs, les jambes dégourdies, les bras plus vigoureux et une merveilleuse bonhomie. Vers le coup de quinze heures, le soleil demeurait immobile dans son point et projetait ses dards qui martelaient le crâne, serraient les tempes prêtes à imploser à chaque moment, chassaient l’air autour de l’individu dont le cerveau bouillonnait comme trempé dans un chaudron. Ni le chapeau, ni le turban ne permettaient d’échapper à cet enfer qui descendait du ciel en ce moment et que tous craignaient, si bien que l’on disait dans le langage coutumier que le soleil était debout, sous lequel des hommes saignaient du nez ou tombaient évanouis. L’astre du jour, tellement magnifié et loué, faisait des victimes au plus fort de son ardeur et ces hommes, qui y bossaient  sans arrêt, méritaient tout autant de l’admiration. N’avaient-ils point eux-mêmes une matière organique infernale ? Ils peinaient et suaient avec une endurance qui dépassait les limites de la résistance humaine. Ah ! Ils étaient laborieux et récoltaient ce que la terre donnait avec une générosité incommensurable. Chacun se faisait le devoir sacré de moissonner le tiers d’un ha environ par jour, sans geindre ni se plaindre. Ils faisaient les mêmes mouvements, battaient le même volume d’ouvrage à une même cadence, comme une mécanique, l’amour de la terre les incitant à déployer des efforts surnaturels.

       Enfants et adolescents avaient déserté les champs en ce moment de fournaise, ainsi que quelques bénévoles. L’ombre était recherchée comme de l’élixir aussi bien par les êtres paresseux que par les dégourdis pour se prémunir contre cette nonchalance qui dope l’esprit et ramollit les muscles. On s’y affaissait, on essayait de roupiller, on se faisait l’illusion que l’air frais soufflait et l’on recevait de plein fouet une charge de moustiques qui piquaient un organe et en absorbait un peu de sang. Mais les roulants, ces hommes robotisés par le dénuement total, restaient là et battaient réellement besogne à la sueur de leur front, méritant plus que le salaire. Le moqadem fit sa troisième incursion du jour pour évaluer la récolte. Il marchait entre les bottes de blé en vrai pèlerin, prenait une gerbe, puis une autre et une autre. Les épis étaient pleins et chacune contenait une centaine de grains. Il remercia le Seigneur pour cette prospérité, les bras levés en haut, le regard lointain et implorant, comme s’il voulait voir le Clément et Miséricordieux. Mais il le sentait au fond de lui-même et dans sa chair. Alors il se prosterna, baisa par trois fois la terre et pria : « Seigneur tout puissant ! Fasse que cette prospérité dure et éclaire les hommes sur ta grandeur et ta générosité. Fasse que ta Justice règne dans le monde. Fraternise entre les gens des Ecritures Saintes. Délivre la terre de l’Islam des impies qui la souillent. Fasse que nous soyons ton épée pour la libérer.».  Hamza contemplait en silence l’humilité de son père dont il essayait de pénétrer les pieuses invocations. Cela lui insuffla de l’ardeur et il reprit la faux, tandis que le moqadem s’éloignait d’une démarche humble et dans un état de dévotion sublime.             

 

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