Au marché, Margueritte, Ahmed Bencherif

                                                                       Extrait

Chapitre 4

Au marché

 

      

                Le surlendemain, le village était ébranlé, dès les premières aurores, par une activité sourde et pittoresque, qui revenait chaque semaine et apportait son lot de prospérité et de joie. Des troupeaux de bestiaux arrivaient de toutes parts, s’avançaient dans un chemin poudreux qui contournait l’agglomération, allaient se parquer, les uns serrés aux autres, au marché dont les murs d’enceinte en pisé étaient lézardés. De petits tourbillons de poussière suivaient interminablement leur sillage et leurs cris rauques ou aigus, accentués par le bruit de leurs pattes qui frottaient les herbes sèches, se propageaient très loin et faisaient une symphonie synchronisée de bêlements, de chevrotements et de beuglements, où se faisaient entendre par moments des blatèrements qui secouaient l’environnement. Les pasteurs les conduisaient, sifflaient ou criaient par intermittence ; certains couraient et lançaient leurs bâtons sur des bêtes qui fuyaient les processions.

               Des marchands forains, qui transportaient à dos d’âne ou de mulet leurs marchandises, défilaient les uns après les autres, choisissaient l’aire de stationnement, déchargeaient leurs faix et allaient attacher leurs montures dans un proche bosquet et revenaient. Certains enfonçaient des pitons, dressaient des tentes et y déballaient leurs colis, d’autres le faisaient en plein air, à la merci des fluctuations climatiques : ou bien  le siroco, ou bien la pluie.              

 

               C’était un mercredi, jour du souk hebdomadaire qui se distinguait par une ambiance exotique et drainait de nombreuses foules exubérantes. C’était une opportunité pour tous, qui prenait le caractère d’un petit pèlerinage ; c’était le carrefour des fortunes et des misères, de spectacles poignants que d’aucuns ne voulaient manquer. Des gens s’y rendaient avec bonhomie, ayant parcouru plusieurs bornes par delà les plaines et les coteaux. Les transactions se faisaient de bonne foi, exemptes de dols et de spéculations ; on était assurément au meilleur du monde où la valeur marchande n’était pas manipulée par de vilains spéculateurs et les produits disponibles étaient achalandés, à la portée de chaque bourse. Le riche ou le pauvre s’y rendaient, le premier ne se  sentait pas humilié, le second ne se vantait pas.          

               Les foules grossissaient, à mesure que pointait le jour, et faisaient un brouhaha énorme dont l’audibilité était inintelligible. Elles se mouvaient lentement, encombrées dans l’espace qui se réduisait de plus en plus : une épaule cognait une autre, un pied marchait sur un autre et les excuses concises se faisaient souvent du bout des lèvres, par un sourire écarlate et l’on passait son chemin, sans façon. Rien ne différenciait les individus dont les accoutrements se ressemblaient : gros turbans jaunes ou blancs, gandouras ou encore des burnous légers, des cannes ou des bâtons. C’était une forme compacte, comparable à une petite montagne mobile et il fallait être assez costaud pour s’y joindre. Tous avaient à faire : acheter ou vendre, telle était la devise. Mais le souk offrait aussi des spectacles où se rabattaient un bon nombre de gens qui venaient faire leurs achats ou satisfaire leur curiosité. On y passait du bon temps, on tuait son spleen, on se remontait le moral, comme si on se saoulait.

   

               La grande bourse était au souk des bestiaux, aux mains des éleveurs et des marchands de bétail qui portaient, en bandoulière, leurs sacoches gonflées d’argent. Ils étaient foncièrement orgueilleux, vifs et alertes, prédisposés aux échauffourées, rusés comme des chacals, patients comme des chasseurs. Ils se connaissaient et ne comptaient que sur leurs propres talents pour conclure affaire, tous intermédiaires inexistants : les seconds prospectaient les troupeaux, tâtaient et soupesaient un mouton, une brebis, proposaient un prix rapproché par harde ; les premiers attendaient stoïquement la montée des prix et disaient simplement que le coût de revient n’y était  pas. Les négociations étaient âpres, renouvelées dans la matinée, confrontées aux mêmes attitudes  mais, les uns et les autres ne perdaient pas espoir, finissaient par s’entendre et concluaient leurs transactions.  Là, une masse volumineuse d’argent circulait en toute sécurité et les paiements se faisaient à l’air libre, en retrait au pied d’un arbre.

 

                Les moutons, rasés dès le mois de mai, supportaient ainsi plus aisément la chaleur et mettaient en évidence leur état d’engraissement. Ils étaient des milliers qui stationnaient debout, des heures durant, immobiles et doux, dociles et paresseux. Ils étaient, hélas, moins nombreux que par le passé. Le cheptel régressait depuis quelques années et des légions d’éleveurs se convertissaient dans une grande humiliation en ouvriers agricoles. Les prix avaient chuté de moitié et l’économie les populations rurales en souffraient atrocement : le bœuf atteignait au meilleur des cas soixante quinze francs, le mouton, quinze francs, la chèvre, six à sept francs. Le dromadaire gardait difficilement la barre de cent francs. Bête de monture ou de somme, il sut s’acclimater dans le désert et remplaça l’éléphant dès le troisième siècle de notre ère et devint célèbre dans la cavalerie d’Annibal. Fait pour le désert, il peut rester jusqu’à un mois sans boire, son unique bosse constituant une réserve d’eau importante.     

 

                Dans le voisinage des troupeaux, des stands présentaient des variétés de produits tissés en laine, abondante dans le pays et travaillée dans chaque logis nanti ou indigent : tapis, couvertures, burnous. Leurs chatoyantes couleurs, à base de plantes diverses, brillaient au soleil et suscitaient de l’admiration : la garance donnait le rouge profond, l’écorce de grenade, le rouge clair, la gaude, un jaune très vif et l’indigotier, du bleu ciel. L’on s’imaginait sans peine ces belles tisserandes, aux yeux tracés de kohol, les lèvres empourprées de carmin, les sourcils réunis par un trait noir, les cheveux tressés, ingénieuses et hardies, accroupies et besogneuses au métier à tisser, maniant habilement le peigne de fer et nouant les points. 

                                                                       Extrait

Chapitre 4

Au marché

 

      

                Le surlendemain, le village était ébranlé, dès les premières aurores, par une activité sourde et pittoresque, qui revenait chaque semaine et apportait son lot de prospérité et de joie. Des troupeaux de bestiaux arrivaient de toutes parts, s’avançaient dans un chemin poudreux qui contournait l’agglomération, allaient se parquer, les uns serrés aux autres, au marché dont les murs d’enceinte en pisé étaient lézardés. De petits tourbillons de poussière suivaient interminablement leur sillage et leurs cris rauques ou aigus, accentués par le bruit de leurs pattes qui frottaient les herbes sèches, se propageaient très loin et faisaient une symphonie synchronisée de bêlements, de chevrotements et de beuglements, où se faisaient entendre par moments des blatèrements qui secouaient l’environnement. Les pasteurs les conduisaient, sifflaient ou criaient par intermittence ; certains couraient et lançaient leurs bâtons sur des bêtes qui fuyaient les processions.

               Des marchands forains, qui transportaient à dos d’âne ou de mulet leurs marchandises, défilaient les uns après les autres, choisissaient l’aire de stationnement, déchargeaient leurs faix et allaient attacher leurs montures dans un proche bosquet et revenaient. Certains enfonçaient des pitons, dressaient des tentes et y déballaient leurs colis, d’autres le faisaient en plein air, à la merci des fluctuations climatiques : ou bien  le siroco, ou bien la pluie.              

 

               C’était un mercredi, jour du souk hebdomadaire qui se distinguait par une ambiance exotique et drainait de nombreuses foules exubérantes. C’était une opportunité pour tous, qui prenait le caractère d’un petit pèlerinage ; c’était le carrefour des fortunes et des misères, de spectacles poignants que d’aucuns ne voulaient manquer. Des gens s’y rendaient avec bonhomie, ayant parcouru plusieurs bornes par delà les plaines et les coteaux. Les transactions se faisaient de bonne foi, exemptes de dols et de spéculations ; on était assurément au meilleur du monde où la valeur marchande n’était pas manipulée par de vilains spéculateurs et les produits disponibles étaient achalandés, à la portée de chaque bourse. Le riche ou le pauvre s’y rendaient, le premier ne se  sentait pas humilié, le second ne se vantait pas.          

               Les foules grossissaient, à mesure que pointait le jour, et faisaient un brouhaha énorme dont l’audibilité était inintelligible. Elles se mouvaient lentement, encombrées dans l’espace qui se réduisait de plus en plus : une épaule cognait une autre, un pied marchait sur un autre et les excuses concises se faisaient souvent du bout des lèvres, par un sourire écarlate et l’on passait son chemin, sans façon. Rien ne différenciait les individus dont les accoutrements se ressemblaient : gros turbans jaunes ou blancs, gandouras ou encore des burnous légers, des cannes ou des bâtons. C’était une forme compacte, comparable à une petite montagne mobile et il fallait être assez costaud pour s’y joindre. Tous avaient à faire : acheter ou vendre, telle était la devise. Mais le souk offrait aussi des spectacles où se rabattaient un bon nombre de gens qui venaient faire leurs achats ou satisfaire leur curiosité. On y passait du bon temps, on tuait son spleen, on se remontait le moral, comme si on se saoulait.

   

               La grande bourse était au souk des bestiaux, aux mains des éleveurs et des marchands de bétail qui portaient, en bandoulière, leurs sacoches gonflées d’argent. Ils étaient foncièrement orgueilleux, vifs et alertes, prédisposés aux échauffourées, rusés comme des chacals, patients comme des chasseurs. Ils se connaissaient et ne comptaient que sur leurs propres talents pour conclure affaire, tous intermédiaires inexistants : les seconds prospectaient les troupeaux, tâtaient et soupesaient un mouton, une brebis, proposaient un prix rapproché par harde ; les premiers attendaient stoïquement la montée des prix et disaient simplement que le coût de revient n’y était  pas. Les négociations étaient âpres, renouvelées dans la matinée, confrontées aux mêmes attitudes  mais, les uns et les autres ne perdaient pas espoir, finissaient par s’entendre et concluaient leurs transactions.  Là, une masse volumineuse d’argent circulait en toute sécurité et les paiements se faisaient à l’air libre, en retrait au pied d’un arbre.

 

                Les moutons, rasés dès le mois de mai, supportaient ainsi plus aisément la chaleur et mettaient en évidence leur état d’engraissement. Ils étaient des milliers qui stationnaient debout, des heures durant, immobiles et doux, dociles et paresseux. Ils étaient, hélas, moins nombreux que par le passé. Le cheptel régressait depuis quelques années et des légions d’éleveurs se convertissaient dans une grande humiliation en ouvriers agricoles. Les prix avaient chuté de moitié et l’économie les populations rurales en souffraient atrocement : le bœuf atteignait au meilleur des cas soixante quinze francs, le mouton, quinze francs, la chèvre, six à sept francs. Le dromadaire gardait difficilement la barre de cent francs. Bête de monture ou de somme, il sut s’acclimater dans le désert et remplaça l’éléphant dès le troisième siècle de notre ère et devint célèbre dans la cavalerie d’Annibal. Fait pour le désert, il peut rester jusqu’à un mois sans boire, son unique bosse constituant une réserve d’eau importante.     

 

                Dans le voisinage des troupeaux, des stands présentaient des variétés de produits tissés en laine, abondante dans le pays et travaillée dans chaque logis nanti ou indigent : tapis, couvertures, burnous. Leurs chatoyantes couleurs, à base de plantes diverses, brillaient au soleil et suscitaient de l’admiration : la garance donnait le rouge profond, l’écorce de grenade, le rouge clair, la gaude, un jaune très vif et l’indigotier, du bleu ciel. L’on s’imaginait sans peine ces belles tisserandes, aux yeux tracés de kohol, les lèvres empourprées de carmin, les sourcils réunis par un trait noir, les cheveux tressés, ingénieuses et hardies, accroupies et besogneuses au métier à tisser, maniant habilement le peigne de fer et nouant les points. 

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