au café maure extr Marguerite , ahmed bencherif

Le garçon circulait dans un va et vient incessant, prenait commande et servait avec un beau sourire. Il passait avec une agilité surprenante entre les allées étroites, faisait valser le plateau qu’il portait dans la main, plein de petites carafes brunies par les braises. Assis sur un tabouret de fer à coté de la salle de préparation, le tenancier dominait tout de son regard. Il avait une grande stature et l’air débonnaire constant. Il blaguait avec celui-là, causait en bref avec un autre, taquinait un ami qui s’esclaffait de rire, donnait enfin à chacun son mérite, en exprimant un ton paternaliste aux jeunes. Tout le monde se connaissait et il n’y avait pas de secrets. Le temps y passait avec du tragique pour sentir ces émotions fortes de la domination intolérable, avec de l’humour pour soulager les peines, avec des colères éphémères contre les bourreaux et avec les petits secrets de l’intimité : tel trompait sa femme, tel autre courait une mignonne sans résultat, telle était une jument, telle autre une allumeuse.

 

        Le café maure était le journal parlé d’une nation qu’on désirait humiliée après sa défaite, qu’on voulait appauvrir après sa richesse, qu’on précipitait dans l’ignorance en fermant un très grand nombre d’écoles arabes et de séminaires. On lui interdisait l’enseignement de la langue arabe, on lui refusait d’enseigner la langue française, on œuvrait à l’acculturer.  On était seulement heureux de l’envoyer sur les fronts pour guerroyer et,  là, on évertuait  ses qualités guerrières. Il y avait là de quoi écrire d’immenses recueils de complaintes, d’interminables œuvres de tragédies. Les inquiétudes, qui s’exprimaient brutalement, étaient grandes et plus grands encore les coeurs qui les supportaient. Là, l’écrivain public ne chômait pas à longueur d’année, écrivait des centaines des pétitions individuelles ou collectives, toutes signées avec enfièvrement, contre tous ceux qui voulaient les éloigner de l’héritage culturel légué par leurs ancêtres. 

 

        Hamza occupait un guéridon en retrait de cette foule houleuse qu’il trouvait fort sympathique dans ses accoutrements traditionnels bien propres et bien tenus : turbans jaunes et brodés ou blancs et simples, gilet noir ou marron, pantalon accordéon, babouches. Il croqua deux beignets et but un café au lait. Il avait pris le pli de passer un moment agréable à écouter la chronique du jour, depuis qu’il s’était libéré de son programme à l’école coranique. Il assimilait tout ce que ces hommes disaient et apprit à maîtriser ses émotions fortes, que provoquaient les iniquités narrées. La vindicte commençait à prendre une forme indistincte dans son esprit. Il avait pris place parmi les clients qui l’adoraient et parlaient sans se soucier de sa présence. Il tendait l’oreille et saisissait parfois à la volée de petits secrets : l’allumeuse Graziella  trompait son mari. Cette fois-ci, Simane était allé voir ce jour-là sa petite amie.     

 

        Parfois un derviche, à longue barbe grise bien soignée et emmitouflé dans un burnous d’étoffe noire brodé de passementeries dorées, passait au moment où il tombait dans l’oubli, venu de loin et d’origine inconnue. Il s’asseyait seul et buvait tranquillement du lait que le tenancier lui servait gratuitement en personne. Il observait un mutisme total et méditait, sans être dérangé par le brouhaha. Il était respecté et personne n’osait l’interrompre, comblé de grande baraka, pensait-on. Il ne tendait jamais la main pour de la charité, on lui faisait offrande religieusement qu’il n’acceptait pas à tous les coups. Il appartenait à une frange de pieux errants qui avaient répudié la vie et laissé le soin à Dieu de veiller sur leurs enfants, qui sillonnaient infiniment le pays en parlant peu et prédisaient quelques fois l’avenir, par un langage fort mystérieux que l’on ne comprenait que lorsqu’un évènement concordant s’était produit.   

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